.I.
Collège royal
Tellesberg
Royaume de Charis
Rahzhyr Mahklyn loucha sur la feuille de papier posée sur son bureau. Malgré les meilleurs verres que parvenaient à polir ses opticiens, sa myopie empirait sans cesse, ce que n’arrangeait pas le mauvais éclairage de la pièce. Les lampes à huile étaient remplies d’une huile de kraken de première qualité et leurs réflecteurs avaient été lustrés comme des miroirs, mais leur éclat ne valait pas la lumière naturelle.
Évidemment, si je rentrais à la maison à une heure raisonnable, je pourrais travailler là-dessus dans la journée sans avoir à me préoccuper de l’éclairage, non ?
Il ne put s’empêcher de sourire à cette pensée, d’autant plus qu’il savait que tous ses collègues lui auraient dit exactement la même chose, quoique avec un peu plus de mordant. Son sourire naissant disparut. Il n’avait plus rien à faire chez lui depuis la mort de sa femme. En plus d’être son épouse dévouée, Ysbet avait été pendant plus de trente ans sa fidèle compagne, sa camarade d’études, sa collaboratrice et sa meilleure amie. En toute honnêteté, c’était son absence qui le retenait au Collège royal de Charis alors que tout y était fermé pour la nuit.
Il poussa un soupir et se laissa aller en arrière sur son siège. Il repoussa sur son front ses lunettes cerclées de fil de fer et se massa l’arête du nez avec lassitude. Le système de « chiffres arabes » introduit au royaume par Merlin Athrawes était une bénédiction incroyable pour les maisons de commerce et les manufactures de Charis. C’était encore plus vrai du « boulier », à plus d’un titre, mais Mahklyn était à peu près certain que personne en dehors du Collège royal n’avait idée de tout ce qu’autorisait ce progrès. Il commençait enfin à comprendre certains passages de la Sainte Charte et des Témoignages, avec leurs allusions à des opérations mathématiques qu’il n’avait jamais réussi à exécuter à l’aide de l’ancienne numérotation, tellement malcommode. Le nouveau système offrait des possibilités proprement stupéfiantes. Pourtant, seuls quelques vieux schnocks comme lui et ses collègues devaient apprécier les perspectives qui s’ouvraient sous leurs yeux.
Pour l’instant, du moins. S’il ne se trompait pas, cet état de fait était sur le point de changer de façon radicale.
Rien que la possibilité de tenir des registres exacts et de comprendre le sens des chiffres, ainsi que leur évolution dans le temps, va bouleverser la façon de penser des rois et des empereurs. Je me demande si Cayleb et Monts-de-Fer se rendent compte de ce que cela représente pour les comptables et les commissaires, sans parler du Trésor !
Enfin, si quelqu’un était apte à le comprendre, c’était bien Cayleb. Malgré son désintérêt pour les études, il était le fils de son père par tant d’aspects que c’en était effrayant. De fait, il avait on ne peut plus clairement affirmé son soutien inconditionnel au Collège royal. Il avait même proposé de le transférer depuis la vieille tour délabrée et chancelante de l’ancienne salle des comptes du port et son entrepôt attenant vers de nouveaux locaux luxueux au sein du palais.
Mahklyn gonfla les joues et laissa retomber ses lunettes sur son nez. Il devait admettre que l’offre était alléchante. Pour commencer, cela lui éviterait d’escalader cet interminable escalier tous les matins ! Cependant, le Collège royal occupait les mêmes bâtiments depuis sa fondation par le grand-père de Cayleb. Mahklyn et ses collègues en connaissaient les moindres coins et recoins. Ils savaient où étaient rangés ou archivés les plus obscurs des dossiers et documents. Par ailleurs, en dépit du patronage de la Couronne et de son nom, le Collège royal devait à tout prix, selon la volonté même de Haarahld VI, conserver son indépendance par rapport à l’État monarchique. Il était capital qu’il ne devienne pas un simple outil ou accessoire pour la maison Ahrmahk, mais serve l’ensemble du royaume. Mahklyn ne craignait pas que Cayleb attente à cette indépendance, mais que celle-ci finisse inévitablement par pâtir d’une telle proximité du trône.
Quand bien même, est-ce si important ? s’interrogea-t-il. Tout évolue si vite en ce moment, tant de percées ont été enregistrées ces deux dernières années… Je me demande s’il existe ne serait-ce qu’une dizaine de personnes au royaume, en dehors du Collège, qui se doutent de ce qui se trame ou – grâce à Dieu – de ce que nous devons au seijin Merlin. Si ces imbéciles de « Templistes » étaient au courant de sa nature, il y aurait du grabuge, aucun doute là-dessus ! Néanmoins, dans un tel contexte de bouillonnement inventif, je crois que nous n’aurions jamais le temps de nous laisser subjuguer par la Couronne !
Il pouffa de rire à cette idée et se repencha sur son bureau pour contempler, les sourcils froncés, la formule qu’il tournait dans tous les sens depuis plusieurs heures. Il se tapota les dents du bout de son porte-plume, puis en trempa la pointe dans l’encrier avant de reprendre sa lente écriture.
Il n’identifia jamais tout à fait le bruit qui l’arracha à sa rêverie une heure ou deux plus tard. Ce n’était rien de bien sonore, en tout cas. Peut-être le bris d’une vitre, décida-t-il après coup.
Sur le moment, il sut seulement avoir entendu un son qui n’appartenait pas aux habituels grondements et grincements nocturnes de l’antique bâtisse. L’espace était toujours compté sur le port de Tellesberg, ce qui contribuait à expliquer pourquoi la ville comptait tant de hauts édifices. Certains dépassaient même le Collège en taille et beaucoup en âge. Hélas, certains entrepreneurs manquaient un peu de conscience professionnelle. Par conséquent, la tour abritant Mahklyn voyait constamment s’ouvrir de nouvelles failles dans ses murs et émettait la nuit des craquements souvent alarmants. Dans le cas présent, toutefois, même si ce n’était pas un son particulièrement menaçant, il était du moins tout à fait insolite. Or Rahzhyr Mahklyn était d’une nature curieuse.
Il attendit plusieurs secondes que le bruit se reproduise, en vain. Il finit par hausser les épaules et reprendre son travail, mais il ne parvint pas à s’y replonger avec son aisance coutumière. L’étrangeté de ce son non identifié continuait de le tarabuster, de le presser à en découvrir l’origine.
C’est bon, Rahzhyr ! se dit-il enfin. Tu sais très bien que tu ne feras rien de plus avant d’en avoir eu le cœur net.
Il reposa sa plume, se leva, traversa son modeste bureau du troisième étage et ouvrit la porte donnant sur la cage d’escalier centrale.
Le souffle de l’air chaud remontant par le puits de descente faillit le faire tomber à la renverse.
Rahzhyr Mahklyn regarda avec incrédulité les torrents de fumée dense aspirés vers les hauteurs de la bâtisse telles les émanations des fourneaux d’Ehdwyrd Howsmyn. Le bâtiment de briques accusait près de quatre-vingts ans. Le bois de sa charpente, de ses cloisons et de ses planchers était sec et abondamment recouvert de peinture. Son âme creuse formait une vaste cheminée. Le rugissement vorace et crépitant des flammes apprit à Mahklyn que la structure était déjà perdue.
Tout comme lui, ainsi que l’en avertit une petite voix intérieure tandis qu’il refermait sa porte à toute volée. Son bureau se trouvait au dernier étage du Collège. Cet escalier était la seule issue. Si Mahklyn avait une certitude, c’était que jamais il ne pourrait descendre ces marches et sortir vivant d’un tel enfer.
On dirait que je vais te rejoindre plus tôt que prévu, Ysbet, songea-t-il placidement en reculant vers le mur externe de la pièce.
La fumée commença de s’immiscer sous la porte comme si le fait de l’avoir ouverte avait montré le chemin au monstre de feu. Mahklyn crut sentir rayonner sur son visage l’ardeur impitoyable qui régnait de l’autre côté du frêle battant. Peut-être ne fallait-il y voir que le fruit de son imagination. Pourtant, même dans l’affirmative, cette chaleur ne resterait pas longtemps chimérique. Il prit sa décision.
Ce sera toujours préférable à brûler vif, se dit-il avec détermination en ouvrant en grand la fenêtre. En contrebas, la rue luisait déjà du rougeoiement infernal des flammes ravageant les étages inférieurs du Collège. Le pavé n’avait rien de bien engageant, mais il offrirait au moins une mort plus rapide et moins douloureuse que le feu.
Pourtant, Mahklyn hésita. Si absurde que cela puisse paraître, ces ultimes instants de vie lui semblèrent extraordinairement précieux. Ou peut-être était-ce son imagination fertile qui tenait un peu trop à lui décrire par le menu ce qui arriverait à sa vieille carcasse fragile quand elle s’écraserait sur cette chaussée de pierre.
Esprit de contradiction jusqu’au bout, pas vrai, Rahzhyr ? Enfin, quand le feu rongera cette porte, quelque chose me dit que tes doutes s’envoleront. Et puis tu pourras toujours essayer d’atterrir la tête la première, ainsi…
— Pardonnez-moi, docteur Mahklyn. Ne croyez-vous pas qu’il serait temps de sortir d’ici ?
Rahzhyr Mahklyn fit un bond d’au moins un pied de haut lorsque la voix calme et profonde surgit du néant par sa fenêtre. Aussitôt après, sous ses yeux ébahis, le capitaine Merlin Athrawes de la garde royale de Charis se laissa glisser à l’intérieur depuis le bord du toit. Ses bottes claquèrent sur le plancher du bureau et Mahklyn regarda bouche bée le seijin se lisser la moustache d’un air songeur.
— Oui, il est plus que temps, ajouta le garde comme s’il ne craignait rien de plus qu’une averse imminente.
— Comment… ? Où… ?
— Je crains que ce ne soit guère le moment de nous lancer dans de longues explications, docteur. À vrai dire, ce n’est le moment de rien, sinon…
Mahklyn poussa un cri de surprise lorsque le garde du corps personnel du roi Cayleb l’empoigna et le mit en travers de ses épaules à la façon d’un pompier d’une autre ère, sur une autre planète. Le savant n’était plus tout jeune et ses muscles s’atrophiaient certes peu à peu, mais il savait tout de même peser plus que Merlin semblait s’en rendre compte. Pourtant, l’échine du capitaine ne céda pas davantage que du marbre sous son poids. Merlin ne tarda pas à escalader dans l’autre sens le rebord de la fenêtre.
Tu comptais sauter tôt ou tard, de toute façon, non ? bredouilla une petite voix éperdue à l’arrière de son crâne. Il ferma les paupières de toutes ses forces quand Merlin tourna tranquillement sur le côté pour faire face à la paroi du bâtiment.
Plus tard, Mahklyn se révéla incapable de reconstituer avec précision le fil des événements. Peut-être était-ce parce que son esprit par trop rationnel s’efforçait d’expliquer l’inexplicable, ou que l’inhalation de fumée lui avait troublé les sens et activé son imagination. Des deux explications, la deuxième lui convenait mieux. Sans doute parce qu’il était certain que ce n’était pas la bonne.
Toujours est-il qu’il se retrouva à descendre le long de la tour du Collège royal sur une épaule incroyablement robuste. C’était comme si le capitaine Athrawes enfonçait ses doigts et ses orteils dans le mur de la bâtisse aussi facilement que s’il s’était agi de papier ou de chaume, et non de briques et de ciment. C’était la seule explication à la facilité avec laquelle il trouvait des prises partout où il en avait besoin le long de cette paroi verticale. À ceci près que c’était, bien sûr, impossible… non ?
Possible ou pas, le résultat était là. Quelques minutes après l’irruption miraculeuse de Merlin dans son bureau, Rahzhyr Mahklyn était dans la rue, le regard rivé sur le bâtiment contenant l’essentiel du travail de toute sa vie pris dans un ouragan rugissant de flammes.
— Mon Dieu, mon Dieu…, s’entendit-il murmurer sans relâche. Quel désastre ! Mon Dieu, comment une horreur pareille a-t-elle pu se produire ? Nous ne laissons jamais une lampe ou une bougie allumée si personne ne s’en sert ! Jamais !
— Aujourd’hui n’a pas fait exception, docteur, lâcha le capitaine Athrawes, la mine grave.
— Pardon ? fit Mahklyn en clignant des yeux. Que dites-vous ?
— Personne n’a laissé de bougie allumée derrière lui, docteur. (Le seijin pivota pour le regarder droit dans les yeux.) Ce n’était pas un accident. Quelqu’un a délibérément déclenché cet incendie.
— Quoi ? (Mahklyn secoua violemment la tête.) Allons, c’est impossible !
— Pourquoi ? Ce bâtiment, le Collège royal… (Merlin désigna d’un grand geste du bras le brasier vers lequel approchait la première des pompes de la ville, traînée à grand fracas par un couple de dragons de trait) fait l’objet depuis le début du courroux des Templistes, docteur. C’est l’une de leurs bêtes noires, le foyer du « savoir impur » qui a « conduit la Couronne à l’apostasie ». Non ? Pourquoi l’un de ces fanatiques n’aurait-il pu décider de le réduire en cendres ?
Plusieurs pompiers avaient entrepris de relier la pompe à la citerne la plus proche tandis que leurs collègues prenaient place aux bras de l’engin. Il leur serait à l’évidence impossible de sauver le Collège, mais ils pourraient empêcher le feu de s’étendre aux immeubles adjacents s’ils parvenaient à verser sur eux assez d’eau tant qu’il en était encore temps. Mahklyn toisa le seijin.
— La situation n’est tout de même pas si grave que des gens soient prêts à en tuer d’autres avec une telle désinvolture !
— Vous croyez ? (Merlin haussa un sourcil au-dessus d’un œil glacial.) Auriez-vous oublié que monseigneur Maikel a échappé de peu à un assassinat dans la nef de sa propre cathédrale il y a moins de trois quinquaines ?
— Non, bien sûr, mais il est notre archevêque ! Si quelqu’un fait une cible logique – si on peut parler de « logique » dans le cas présent –, c’est bien lui. Mais exécuter quelqu’un comme moi ? Un moins que rien ? Comme pour écraser un simple moustique ? Soyons sérieux !
— Si nous n’en sommes pas encore là, cela ne saurait tarder, répondit Merlin avec la rudesse de la pierre pilée. Mais vous n’êtes pas non plus « un moins que rien », docteur ! Je vous l’accorde, l’incendiaire n’avait sans doute l’intention de tuer personne, mais pas parce qu’il vous en jugeait indigne : plutôt parce qu’il n’a même pas envisagé que ce soit possible. Combien de personnes en dehors du Collège connaissent vos horaires de travail ?
— Pas beaucoup, admit Mahklyn en se détournant de son interlocuteur pour observer les flammes.
— Alors notre ami au briquet à amadou ne les connaissait vraisemblablement pas non plus. Il s’est sans doute imaginé que le bâtiment serait désert à cette heure de la nuit.
— Voilà qui me réconforte un peu… Cela étant, je ne sais pas qui a voulu détruire le Collège, mais il y est parvenu. Toutes nos archives, tous nos documents, tout notre travail se trouvaient dans cet immeuble, seijin Merlin. Tout, vous comprenez ? Il ne reste plus rien.
— Pour les archives et les documents, c’est exact, docteur.
Mahklyn se retourna vers le garde, stupéfait de la douceur qui venait de s’insinuer dans sa voix. Merlin soutint son regard et esquissa un geste d’indifférence.
— Vos dossiers sont perdus, certes, mais les esprits qui les ont créés, étudiés, exploités, sont toujours là.
— Nous n’arriverons jamais à reconstituer tout ce…
— Probablement pas, mais vous pouvez toujours essayer. Si vous permettez, j’ajouterai même que ce dont vous avez besoin ce sont des jeunes gens animés du même état d’esprit que vous. Impliquez-les dans vos travaux. Mettez-leur le pied à l’étrier, donnez-leur quelques conseils, puis écartez-vous et regardez où leurs efforts les conduiront. Vous risquez d’être surpris. Vous savez Cayleb prêt à soutenir et à financer vos projets. Acceptez son aide, docteur. Vous avez trop à reconstruire pour vous inquiéter d’une indépendance qui pouvait être si importante il y a quarante ans.
Mahklyn le dévisagea en écoutant le rugissement moqueur du brasier qui consumait l’œuvre de sa vie. L’effet protecteur de la surprise et les signes avant-coureurs de la détresse s’atténuaient déjà. En affrontant le regard de Merlin dans la lueur sanglante des flammes, il comprit pourquoi. Ces émotions étaient peu à peu remplacées par une autre : la colère. Une colère brute et aveugle, telle qu’il n’en avait jamais ressenti avant ce jour.
— Non, docteur, reprit le capitaine Athrawes en hochant la tête comme s’il lisait dans l’esprit de son vis-à-vis. Quoi qu’il advienne, vous ne pouvez pas laisser ces gens (il montra d’un geste l’incendie ravageur) l’emporter, n’est-ce pas ?
L’évêque Mylz Halcom regarda les engins de pompiers se ruer à toute allure vers le sinistre. Malgré l’heure tardive, la frénésie bouillonnante de flammes cramoisies et de fumée d’un noir d’encre avait attiré une foule considérable dans les rues. De nombreux passants se précipitaient pour aider les soldats du feu à combattre le brasier, mais il n’avait dû échapper à personne que le Collège royal était condamné. La grande majorité des badauds se contentaient de regarder bouche bée l’holocauste. Ils ne tarderaient pas à comprendre comment ce malheur était arrivé. Halcom hocha la tête avec satisfaction.
Tout ce qui manquait aux fils loyaux de l’Église Mère, c’était un guide, quelqu’un pour indiquer la voie à suivre pour venger leur foi outragée de l’abomination que représentait l’hérésie schismatique de la prétendue « Église de Charis ».
De quelle meilleure cible aurions-nous pu rêver ? se demanda-t-il. Il est temps que Cayleb et ses partisans se rendent compte de l’ardeur de la rage des vrais fidèles. Certes, ce maudit seijin a sauvé la vie de Staynair, ce traître, mais tous ces apostats le savent désormais : ce n’est pas un simple revers qui viendra à bout de notre détermination ! Peut-être ce feu de joie les aidera-t-il à réfléchir à ce qu’il en coûte de lever la main sur la seule vraie Église de Dieu.
Et si cela ne suffit pas, nous finirons bien par le leur faire comprendre.
.II.
Palais du roi Cayleb II
Tellesberg
Royaume de Charis
— Vous êtes donc certain qu’il s’agit d’un incendie criminel ? s’enquit le roi Cayleb.
Merlin et lui étaient assis dans de confortables fauteuils dans le salon de sa suite personnelle en son palais de Tellesberg. L’uniforme noir et or du seijin sentait la fumée. Non, se reprit Cayleb, il empestait la fumée, ce qui n’avait rien de surprenant. Malgré tous les efforts des pompiers, l’ensemble du pâté de maisons auquel appartenait le Collège royal s’était consumé avec lui. Après avoir confié Mahklyn à l’équipe de gardes arrivée sur place selon une méthode plus conventionnelle que la sienne, Merlin s’était démené pour sauver ce qui pouvait l’être.
— Oui. (Le seijin soupira et se lissa la moustache, qui semblait un peu roussie d’un côté.) Absolument. Ces bâtiments étaient comme remplis de petit bois de la cave au grenier, mais ils ne se seraient pas embrasés si vite sans un peu d’aide. À vue de nez, je dirais que le feu a pris en quatre ou cinq endroits différents à la fois. Sans doute des lanternes allumées qu’on aura jetées par les ouvertures du rez-de-chaussée. Ces savants auxquels tenait tant votre père n’avaient même pas de barreaux à leurs fenêtres, bon sang ! Quelle bande d’innocents !
— Je sais… (Cayleb se passa les mains dans les cheveux et eut un geste d’impuissance.) Je sais ! Mon père n’est jamais parvenu à les convaincre qu’on pourrait les haïr pour leur seule manie de poser des questions.
— C’est chose faite à présent, je dirais. J’aurais dû me douter que ça se produirait. J’aurais dû mieux surveiller le Collège, surtout après ce qui a failli arriver à Maikel. Mahklyn a raison : nous venons de perdre une source gigantesque de savoir et d’informations. Je lui ai dit que tout cela pourrait être reconstitué, et c’est sans doute possible, du moins en partie, mais nous avons perdu des années d’avance, Cayleb. J’ai du mal à imaginer une autre cible – à part Maikel, bien sûr – dont la perte nous aurait fait autant de mal.
— Je sais, répéta encore Cayleb, mais ne vous en veuillez pas trop de ne pas l’avoir prévu. Même vos « visions » (il lui adressa un sourire complice) ne peuvent vous informer de tout. Ce n’est pas la dernière des surprises qui nous attendent avant que tout soit fini. Autant nous y habituer. Au moins, vous avez pu intervenir à temps – notez bien que je ne vous demande pas comment ! – pour sauver le docteur Mahklyn. C’est déjà un immense soulagement.
Merlin hocha la tête, même s’il était toujours furieux contre lui-même. Les narines de Cayleb frémirent comme il inspirait vigoureusement.
— Puisque nous en sommes à regarder le bon côté des choses, reprit-il, ce malheur aura au moins le mérite de mettre un terme à ces tergiversations sur le déménagement du Collège. Sa place sera désormais entre ces murs, un point c’est tout. Par ailleurs, des gardes seront affectés à tous les membres de la faculté et à leurs proches, qu’ils le veuillent ou non !
— Cela réclamera de nombreux effectifs, fit remarquer Merlin.
— Vous n’êtes pas d’accord ? lança Cayleb d’un air de défi.
— Je n’ai pas dit ça. Je souligne seulement qu’il faudra mobiliser beaucoup de gardes, et c’est la stricte vérité. En fait, je trouve l’idée excellente, du moins en ce qui concerne les professeurs et leur famille. Toutefois, il faudra mettre une limite quelque part, Cayleb. Pour l’heure, les Templistes n’en sont qu’à tirer la sonnette d’alarme pour nous persuader que le schisme est une erreur terrible sur laquelle il nous faut revenir d’urgence. Très vite, toutefois, ils deviendront de plus en plus violents à mesure qu’ils s’aviseront de l’éloignement de leur « message » par rapport aux préoccupations de la plupart de vos sujets. Plus ils seront isolés, plus ils se sentiront désarmés, plus ils risqueront de commettre des actes tels que celui de cette nuit. Quand ils comprendront enfin que, quoi qu’ils entreprennent, ils ne rallieront jamais assez d’esprits à leur cause pour que cela fasse une différence, ils se mettront en quête de moyens de punir les personnes rétives à leurs idées, au lieu de leur faire assez peur pour les éveiller à ce qu’ils appellent « la véritable volonté du Seigneur ». Par conséquent, nous atteindrons tôt ou tard un seuil au-delà duquel il vous sera impossible d’offrir une protection aux cibles potentielles.
— Que puis-je tenter d’autre dans ce cas ? lâcha Cayleb avec des accents de découragement qu’il ne se serait jamais autorisés, Merlin en était certain, face à d’autres conseillers. Suivre le conseil de Bynzhamyn et arrêter tout le monde dès le premier soupçon ? M’en prendre à quiconque n’est pas d’accord avec moi ? Montrer que je suis un tyran déterminé à usurper par pur égoïsme l’autorité légitime de l’Église ?
— Je n’ai pas dit ça non plus, répondit posément Merlin. J’ai seulement souligné l’existence de certaines limites, avec pour corollaire qu’il est impossible, que cela vous plaise ou non, de protéger tout le monde. Vous venez de le dire, Cayleb : il se produira d’autres incidents tels que celui de cette nuit et il finira par y avoir des morts. Il vous faudra l’accepter, de même qu’il vous faudra déterminer si la lutte contre ce mal ne justifierait pas, après tout, le recours à la répression.
— Cela me fait horreur. Dieu m’en est témoin, cela me fait horreur.
— Et cela en dit long sur vous en tant que personne. Je trouve d’ailleurs, pour ce que vaut mon opinion, que cela en dit autant sur vous en tant que roi. La justice n’est rien qui se négocie à la légère, Cayleb. La confiance qu’ont vos sujets envers votre droiture et celle de votre famille est une part essentielle de l’héritage de votre père. Je ne prétends pas qu’il n’arrivera jamais un moment où vous n’aurez d’autre choix que d’intervenir avant de réfléchir, mais j’affirme que vous devrez l’éviter aussi longtemps que cela ne nuira pas à votre sécurité et à celle de votre royaume. Quand ce moment viendra, ce sera un cas de conscience qu’il n’appartiendra qu’à vous de trancher.
— Merci bien…, fit Cayleb avec un sourire ironique.
— Vous êtes le roi. Je ne suis qu’un humble garde du corps.
— Bien entendu, maître Traynyr.
Merlin partit d’un rire un peu triste en se souvenant de la première fois où le roi Haarahld l’avait appelé ainsi. De fait, il lui arrivait de se prendre pour un marionnettiste. Seulement, il ne parvenait jamais à oublier que ses « marionnettes » étaient des êtres humains en chair et en os, ni qu’elles avaient chacune leur esprit, leur volonté et leur destinée.
En définitive, il n’appartiendra qu’à elles de choisir leur voie, se rappela-t-il. Ne l’oublie jamais, Merlin Athrawes, ou Nimue Alban, qui que tu sois.
— J’ai veillé à ce que le docteur Mahklyn soit hébergé dès ce soir au palais, dit-il à voix haute. Avec votre permission, il serait bon d’accueillir également sa fille et son gendre, au moins jusqu’à ce que nous ayons la certitude que les incendiaires du Collège ignoraient qu’il se trouvait dans son bureau.
— Selon vous, il n’est même pas envisageable qu’ils aient tenté de le tuer ?
— Bien sûr que c’est envisageable, Cayleb. Je crois seulement que les coupables ne pouvaient pas savoir qu’il serait assis là, telle une vouivre au milieu d’un étang. S’ils ignoraient sa présence, on ne peut pas les accuser d’avoir voulu l’assassiner. Je ne dis pas qu’ils auraient éprouvé du chagrin s’il avait été victime de leur barbecue géant, bien au contraire, mais qu’ils ne l’ont pas fait exprès. Cette fois-ci.
— J’espère que vous ne vous trompez pas. À propos d’espoirs, le docteur Mahklyn risque-t-il de se livrer à certaines spéculations sur votre arrivée à point nommé et vos aptitudes surprenantes ?
— Oh ! vous pouvez compter là-dessus, dès qu’il aura eu le temps de se remettre de ses émotions. C’est un homme très, très intelligent, Cayleb. Son cerveau ne se repose jamais. Tôt ou tard – et plutôt tôt que tard –, il cherchera à savoir comment je suis arrivé à son secours, comment je me suis hissé sur le toit et comment nous sommes tous les deux descendus le long du mur du Collège.
— Existe-t-il des éléments gênants que je devrais songer à dissimuler ? Dans le genre d’un kraken harponné de part en part ?
— Vous n’avez aucun souci à vous faire, affirma Merlin sur un ton rassurant. Les murs avaient déjà commencé de s’effondrer avant notre départ et les pompiers comptent tout démolir dès que les braises auront assez refroidi. Si jamais j’avais laissé derrière moi des indices compromettants, ils ont sûrement disparu dans l’incendie. Sinon, ils seront effacés une fois l’immeuble rasé.
— Voilà au moins un point rassurant. À présent, il ne nous reste plus qu’à trouver le moyen de fourvoyer l’un des hommes les plus intelligents de Charis, qui se trouve être le doyen du Collège royal et dont le soutien nous sera indispensable dans un avenir proche. Voyez-vous comment nous pourrions nous y prendre, Merlin ?
— J’aurais bien une suggestion…
— Eh bien, je vous écoute !
— Je crois que vous ne devriez pas le fourvoyer, en fait. Nous sommes tous les deux d’accord pour dire que cet homme jouit d’une vivacité d’esprit exceptionnelle. À vrai dire, il est probablement cinq fois plus intelligent que vous et moi réunis. Il y a donc de bonnes chances qu’il comprenne beaucoup de choses de lui-même au fil des quinquaines à venir. Par conséquent, je serais d’avis de lui dire la vérité.
— Lui dire quoi comme vérité ? Dans quelle mesure ? Après tout, fit remarquer Cayleb, pince-sans-rire, ce n’est pas comme si vous m’aviez tout dit, à moi.
— Je sais, lâcha Merlin, la mine contrite, avant de secouer la tête. Je vous le promets, je vous en apprendrai autant que possible, dès que je le pourrai. En ce qui concerne le docteur Mahklyn, nous devrions lui révéler au moins tout ce que savent Rayjhis et Bynzhamyn, voire Ahrnahld et vos gardes du corps. J’aimerais même qu’il en sache autant que vous s’il se montre assez souple psychologiquement pour le supporter.
— « Souple psychologiquement », répéta Cayleb avec une expression rêveuse. Voilà qui est bien tourné. Vous êtes habile des mots, à ce que je vois, seijin Merlin.
— On fait ce qu’on peut, Votre Majesté. On fait ce qu’on peut.
.III.
Palais archiépiscopal
Tellesberg
Royaume de Charis
L’archevêque Maikel Staynair écouta le ronronnement du chat-lézard sur ses genoux en caressant le poil court et soyeux de sa fourrure blanche. L’animal reposait sur le dos, les six pattes en l’air. Il gardait mi-clos ses yeux dorés en signe de félicité non feinte, tandis que les longs doigts de son maître lui grattaient le ventre.
— Tu aimes ça, pas vrai, Ahrdyn ? s’esclaffa Staynair.
Le félin ne daigna pas réagir à sa remarque. Après tout, les chats-lézards le savaient, c’étaient eux les véritables maîtres de la création. Les hommes n’existaient que pour les nourrir, leur ouvrir les portes et, avant tout, les câliner. En cet instant précis, tout était dans l’ordre des choses, en ce qui concernait Ahrdyn.
À cette pensée, l’archevêque sourit. Ahrdyn l’avait adopté – car il aurait été inutile de considérer autrement leur relation – près de dix ans plus tôt, peu après la mort de son épouse. Quand Maikel Staynair l’avait acheté, il était persuadé qu’il s’agissait d’une femelle. Même les chats-lézards avaient du mal à distinguer leur sexe avant l’âge de deux ans. Toujours est-il qu’il avait donné à son nouveau compagnon le prénom de sa femme. Quand il s’était avisé de son erreur, son animal s’était habitué à son nom et aurait certainement refusé, avec toute l’opiniâtreté de son espèce, de répondre à un autre patronyme.
Heureusement, Ahrdyn Staynair avait un formidable sens de l’humour, aussi son veuf ne craignait-il pas qu’elle en prenne ombrage. Sa fille, qui partageait désormais elle aussi son prénom avec l’animal, s’était en tout cas beaucoup amusée de la méprise. C’était elle qui avait offert cette boule de poils à son père esseulé. Elle aussi l’avait prise pour une femelle et elle connaissait assez bien les chats-lézards pour ne pas perdre de temps à lutter contre la volonté de celui-ci. Le gendre de Staynair, messire Lairync Kestair, partageait son avis, même s’il n’était pas sans souligner parfois – en l’absence de sa femme, le plus souvent – qu’Ahrdyn le chat-lézard était beaucoup moins têtu que son homonyme à deux pattes. Et que tous deux l’étaient moins que n’importe lequel des quatre petits-enfants de Staynair.
Le sourire de l’archevêque s’adoucit à ce souvenir, puis se mua en une moue pensive, l’évocation de ses petits-enfants lui rappelant la terrible menace qui pesait sur l’ensemble du royaume de Charis et de ses habitants. Ils étaient otages de leur destin. Chaque fois qu’il pensait à eux, il comprenait ce qui ôtait à certains hommes le courage de s’élever contre la corruption de l’Église.
Mais c’est aussi ce qui explique que d’autres hommes devaient s’opposer à elle, songea-t-il. Or ni Ahrdyn ni Lairync n’ont jamais remis en question ma décision.
Un coup discret retentit contre sa porte. Staynair remua sur son siège. Ahrdyn ouvrit les paupières en sentant son matelas s’ébranler et l’archevêque le prit dans ses bras.
— Le devoir m’appelle, je le crains.
Le chat-lézard bâilla en dévoilant sa langue rose et fourchue, dont il donna un coup rapide et affectueux sur la joue de son maître.
— La corruption ne te mènera à rien, petite crapule, lui lança ce dernier en le reposant par terre.
Ahrdyn se laissa glisser de ses bras en un mouvement fluide et gagna sans un bruit le panier qui l’attendait dans un coin. Staynair s’éclaircit la voix.
— Entrez ! fit-il avant de regarder d’un air songeur ses deux visiteurs inattendus entrer dans son bureau du palais archiépiscopal.
Les deux hommes n’auraient pu être plus dissemblables en apparence, sans compter certaines différences, plus profondes. Pourtant, tous deux avaient demandé à s’entretenir ensemble avec Staynair, ce qui laissait entrevoir quelques possibilités intéressantes.
À tort, sans aucun doute, se dit-il, compte tenu du peu d’informations sur lesquelles elles sont fondées.
Le délégué archiépiscopal Zherald Ahdymsyn avait largement dépassé la cinquantaine. Avant les récents désagréments, il présentait une constitution solide et bien nourrie. Il avait toujours apprécié les bonheurs d’une bonne table et son embonpoint n’aurait sûrement pas été du goût des prêtres-guérisseurs de l’ordre de Pasquale. Il faisait par ailleurs très attention à son aspect physique. Il connaissait l’intérêt de ressembler vraiment à un délégué archiépiscopal, aussi sa toilette était-elle toujours impeccable. Désormais, sous la même soutane blanche seyant à son rang, il avait l’air plus maigre et étrangement frêle. Il ne fallait pas y voir tant l’effet des ans que celui d’épreuves inattendues qui lui avaient fait comprendre que le monde n’était pas l’endroit soigné, bien organisé et ordonné qu’il imaginait.
L’homme qui l’accompagnait, le père Paityr Wylsynn, était beaucoup plus jeune : à peine dix ans de plus que le roi Cayleb. Les cheveux d’Ahdymsyn étaient noirs, là où l’argent ne s’était pas encore imposé, mais les boucles rousses de Wylsynn étaient d’une teinte aussi rare sous ces latitudes que ses yeux gris de Septentrional. Alors qu’Ahdymsyn était presque aussi grand que Staynair, Wylsynn faisait une tête de moins que ce dernier et, alors qu’une obscure fragilité se dégageait de la démarche d’Ahdymsyn, celle de Wylsynn était aussi assurée et énergique que jamais.
Ils étaient accompagnés de deux soldats vêtus de l’orange et du blanc de la garde archiépiscopale. Ceux-ci suivaient les nouveaux venus à une distance respectueuse de quelques pieds, mais leur présence ne représentait pas seulement l’honneur solennel qu’on aurait pu y voir, surtout si tôt après une tentative d’assassinat déjouée de justesse. Les responsables de la protection de Staynair n’étaient d’humeur à prendre aucun risque en ce qui concernait sa sécurité. L’archevêque le savait, ses deux visiteurs en avaient pleinement conscience.
Ahdymsyn et Wylsynn s’arrêtèrent devant son bureau. Staynair se leva pour les saluer.
— Monseigneur, fit-il avec une infime inclinaison de la tête à l’intention d’Ahdymsyn avant de se tourner vers Wylsynn. Père.
Il ne tendit pas son anneau.
— Monseigneur l’archevêque, répondit Ahdymsyn en leurs deux noms.
Staynair ne haussa pas les sourcils et parvint à isoler de son expression tout signe de stupéfaction. Ce ne fut pas facile. Si le Temple apprenait qu’Ahdymsyn lui avait donné ce titre, même au cours d’un entretien privé, les conséquences pour lui seraient terribles.
— Asseyez-vous, je vous prie, les invita Staynair en désignant les chaises posées devant le bureau derrière lequel s’asseyait autrefois Ahdymsyn, en qualité de suppléant d’Erayk Dynnys.
Il était arrivé plus d’une fois que Staynair se présente devant ce même bureau pour recevoir les conseils – et les réprimandes – d’Ahdymsyn. L’ironie de la situation se lut dans le sourire discret du délégué archiépiscopal. Le père Paityr, en revanche, affichait une sérénité presque absolue, comme s’il était inconscient du cataclysme qui avait agité l’Église de Charis depuis la dernière fois où il avait mis les pieds dans cette pièce.
Staynair les dévisagea un instant, puis adressa un signe de tête aux deux gardes. Ils hésitèrent, leur mécontentement manifeste dans leur regard, mais l’archevêque leva les bras et les chassa d’un geste des deux mains. Forcés d’abandonner la partie, ils se retirèrent et fermèrent la porte derrière eux sans un bruit.
— Je dois avouer, commença le prélat en se rasseyant, que votre demande de rendez-vous m’a un peu surpris. Votre message soulignait que vous souhaitiez m’entretenir d’un point fondamental, mais restait curieusement muet sur la nature de celui-ci.
Il avait prononcé cette dernière phrase sur un ton interrogatif, en haussant poliment les sourcils. Ahdymsyn jeta un coup d’œil à Wylsynn, prit une profonde inspiration, glissa la main dans sa poche et en extirpa un morceau de papier plié en quatre.
— Votre surprise ne m’étonne pas, Votre Excellence.
Staynair s’autorisa à plisser les yeux en entendant le délégué archiépiscopal l’appeler ainsi pour la première fois. De toute évidence, Ahdymsyn s’en rendit compte : il esquissa un sourire et secoua la tête.
— Au tout début, Votre Excellence, assis dans mes quartiers confortables, quoique imposés, du palais de Tellesberg, je n’avais aucune intention d’accorder l’ombre de mon consentement à votre usurpation patente de l’autorité légitime de l’archevêque Erayk en Charis. Bien sûr, lorsque le roi Cayleb m’a… invité à séjourner sous son toit, je n’avais pas plus idée que personne en ce royaume des raisons d’une agression d’une telle ampleur contre lui. Or il m’est apparu depuis avec beaucoup plus de clarté que les « Chevaliers des Terres du Temple » ont dû ordonner à leurs « alliés » d’attaquer Charis bien avant que l’archevêque Erayk ait pu communiquer à Sion le compte-rendu officiel de sa dernière visite pastorale.
Il marqua une pause. Staynair pencha la tête sur le côté.
— En quoi la chronologie des événements a-t-elle pu affecter votre attitude envers – comment avez-vous dit ? – mon « usurpation patente de l’autorité légitime de l’archevêque Erayk » ?
— Ce n’est pas tout à fait ça… (Le demi-sourire d’Ahdymsyn vacilla et s’éteignit.) Votre Excellence, loin de moi l’idée de prétendre qu’aucune des décisions que j’ai prises sur le siège que vous occupez en ce moment n’a été motivée par des considérations plus… pragmatiques, dirons-nous, que doctrinales ou spirituelles. Malgré tout, je suis sûr que vous me croirez si je vous dis qu’à aucun moment je n’ai jugé que les innovations enregistrées en Charis, quoique parfois déstabilisantes, avaient atteint un palier justifiant le recours choisi par les « Chevaliers des Terres du Temple ».
— Je vous crois, en effet, affirma Staynair d’un ton posé et sincère.
Il n’avait jamais senti de malveillance chez Ahdymsyn, même si la banalité de ses motivations pécuniaires était presque plus accablante.
— Vous devinez, j’en suis sûr, poursuivit Ahdymsyn, que le père Paityr a bien souligné dans son rapport à l’Inquisition qu’aucune des innovations qu’il avait été sommé de juger n’entrait en violation des Proscriptions de Jwo-jeng. Je crois que l’offensive menée contre Charis l’a encore plus scandalisé que moi, Staynair se tourna vers Wylsynn, qui lui renvoya son regard sans broncher. Sa surprise avait très certainement surpassé celle d’Ahdymsyn, songea l’archevêque. La sincérité de la foi de Paityr Wylsynn, au contraire de celle du délégué archiépiscopal, ne faisait aucun doute. Il ne pouvait qu’être conscient des considérations sordides sous-tendant les décisions officielles du Conseil des vicaires et les stratégies du Groupe des quatre. Pourtant, Staynair avait la certitude que le jeune prêtre avait bel et bien été horrifié par la solution au « problème charisien » proposée par les Quatre.
— Toujours est-il, reprit Ahdymsyn, que nous nous sommes retrouvés tous les deux dans une situation assez inconfortable. Non pas que nous ayons été maltraités en aucune manière, Votre Excellence, au contraire : rarement prisonniers auront été mieux logés dans toute l’histoire de Sanctuaire, même s’il est vrai qu’un ou deux gardes ont fait montre d’une légère irritation après que ces forcenés ont tenté de vous exécuter en votre cathédrale. (D’après sa gestuelle, il n’arrivait toujours pas à croire qu’on en ait voulu à la vie d’un archevêque dans la maison du Seigneur.) Cependant, il ne nous a jamais échappé que nous étions vos prisonniers, malgré la courtoisie avec laquelle tout le monde s’est efforcé de nous faire croire le contraire.
— Je comprends ce que vous voulez dire, répondit Staynair. En effet, vous êtes bel et bien captifs, et ce pour plusieurs motifs. Tout d’abord à cause de votre position dans la hiérarchie de l’Église en Charis, bien sûr. Ensuite, parce que vous auriez pu nourrir l’intention – pour des motivations parfois légitimes, même aux yeux du roi Cayleb – de vous opposer à nos récentes activités. Or vous auriez tous deux, à votre façon, exercé une influence considérable sur le clergé local. Enfin, pour être tout à fait honnête, et que vous le croyez ou non, nous avons également agi dans le souci de votre protection, pour prouver au Groupe des quatre que vous étiez étrangers à nos agissements.
Alors qu’il venait lui-même de reconnaître les intentions du Grand Inquisiteur et de ses collègues envers Charis, la peau d’Ahdymsyn sembla se contracter brièvement autour de ses yeux lorsque Staynair employa l’expression « Groupe des quatre ». Il se garda toutefois de reprocher à l’archevêque son choix de mots.
— Personne ne nous avait expliqué ces aspects du problème, Votre Excellence. J’en avais néanmoins conscience. Pour me montrer aussi honnête que vous, je craignais que cela joue en ma défaveur. Dans votre marine, me semble-t-il, la tradition veut que le capitaine réponde de tout ce qui se passe à bord de son navire. De la même façon, le Conseil des vicaires me tiendra – à juste titre – en partie responsable de ce qu’il est advenu en ce diocèse.
» Malgré cela, j’avais toujours eu l’intention de me dissocier du défi lancé par votre royaume à l’Église Mère. Je n’aurais su, bien entendu, vous reprocher de vous être défendus contre l’agression injustifiée dont vous étiez victimes. Toutefois, en rejetant l’autorité du grand-vicaire, il me semblait que vous étiez allés trop loin, non seulement en termes de doctrine, mais surtout au regard des conséquences inévitables pour Charis et l’ensemble de Sanctuaire.
» Or voilà qu’hier j’ai reçu ceci.
Il brandit le bout de papier sorti de sa poche.
— Qu’est-ce ? demanda poliment Staynair.
— Une lettre privée de l’archevêque Erayk, murmura Ahdymsyn. Adressée au père Paityr et à moi-même.
— Je vois.
Staynair réussit de nouveau à ne rien laisser paraître de son étonnement dans sa voix et sa physionomie. Il ne lui était pourtant jamais venu à l’esprit qu’Erayk Dynnys puisse écrire à Ahdymsyn et Wylsynn. Rien ne lui permettait non plus de supposer qu’une telle missive ait pu leur parvenir. Cayleb avait tenu à ce que les lettres envoyées par ses « invités » soient minutieusement examinées et censurées. En revanche, sur l’insistance de Staynair, il avait donné l’ordre de ne pas ouvrir le courrier qui leur serait adressé.
— Puisque c’est ce pli qui vous a poussé à solliciter cet entretien, puis-je supposer que vous allez m’en dévoiler le contenu ?
— Bien sûr, Votre Excellence, répondit Ahdymsyn d’une voix lourde, la mine abattue. Votre Excellence, l’archevêque Erayk est mort.
— Pardon ? fit Staynair en se redressant derrière son bureau.
— L’archevêque Erayk est mort, répéta le délégué archiépiscopal.
La nouvelle n’est pas encore arrivée en Charis, je sais. Cependant, la lettre de l’archevêque Erayk ne laisse aucun doute là-dessus : à l’heure qu’il est, il a déjà été exécuté par l’Inquisition pour malversation, apostasie, hérésie et trahison contre l’Église et le Tout-Puissant.
Le visage de Staynair se contracta. Il n’ignorait rien des peines édictées par le Livre de Schueler pour ces crimes, surtout si la personne qui en était jugée coupable était un archevêque de l’Église Mère.
— Ce n’est pas une longue lettre, Votre Excellence, reprit Ahdymsyn. L’archevêque s’est vu refuser l’accès à du papier et à de l’encre à des fins de correspondance. Il a dû improviser pour obtenir ne serait-ce que cette feuille. J’ignore du reste comment il s’y est pris pour la faire sortir de sa prison, compte tenu de la rigueur des conditions de détention imposées par l’Inquisition. Je crois que son silence sur ce point avait pour objet de protéger la personne à qui il l’aura confiée. En tout cas, ce qu’il y écrit va droit au but.
— C’est-à-dire ?
— Il commence par nous informer, le père Paityr et moi, des motifs de son inculpation et de la peine à laquelle il a été condamné. Il nous implore de lui pardonner – et de prier pour son salut – malgré ses nombreuses fautes. Il me demande aussi de vous remettre ce pli pour que vous en usiez comme bon vous semblera, en vous suppliant de l’absoudre pour avoir manqué à protéger et éduquer les âmes de son diocèse ainsi que Dieu l’exige de Ses prêtres. Enfin (Ahdymsyn plongea son regard dans celui de Staynair), il s’enhardit à nous donner une ultime directive en qualité d’archevêque.
— Laquelle ?
— Il ne nous ordonne rien, car il estime ne plus en avoir le droit, mais nous conjure de rester en Charis. Il affirme craindre que, si nous retournions à Sion ou aux Terres du Temple, nous aurions nous aussi maille à partir avec l’Inquisition. Il accepte son destin mais, en tant que notre supérieur, il nous enjoint de préserver notre vie d’une punition injuste doublée d’un assassinat judiciaire en restant hors de portée du Saint-Office. Enfin, il nous supplie de faire notre possible pour expier ses fautes et les nôtres en tant que gardiens spirituels de Charis.
Staynair se renfonça dans son siège, le regard pensif. Il n’aurait jamais imaginé pareille lettre de la part d’Erayk Dynnys. Pourtant, il ne doutait pas de son authenticité et se demandait quel pèlerinage mystique avait enduré son prédécesseur aux mains de l’Inquisition pour le rédiger. Il y avait du bon en chaque homme. Staynair le croyait aussi fort qu’il croyait que le soleil se levait tous les matins. Il se trouvait simplement que cette bonté était plus profondément enfouie chez certains que chez d’autres. Or il avait cru celle d’Erayk Dynnys ensevelie à jamais sous une montagne de vénalité insouciante et une vie de participation à la corruption interne du Temple.
Visiblement, je me suis trompé, songea-t-il. Le doigt de Dieu peut se poser sur n’importe qui, n’importe où, dans les plus improbables des circonstances. Ça aussi, je l’ai toujours cru. Et il a incontestablement touché Erayk Dynnys, à la toute fin de sa vie.
L’archevêque ferma les yeux pour rendre grâce en silence au Seigneur d’avoir permis à Dynnys de regagner le chemin de la rectitude et de se débarrasser des verres déformants à travers lesquels il avait appris à chercher son Créateur. Ensuite, il se redressa et examina ses visiteurs.
Il comprenait désormais la curieuse fragilité pressentie chez Ahdymsyn. À l’instar de Dynnys – et au contraire de Wylsynn –, le délégué archiépiscopal avait remisé sa foi au second rang de ses préoccupations, derrière ses responsabilités et ses perspectives séculières. Dans la lettre de Dynnys et le sort qui lui avait été dévolu, Ahdymsyn s’était vu comme dans un miroir. Ç’avait dû être une vision terrifiante. Cependant, à l’inverse de Dynnys, il avait l’occasion de profiter de cette expérience dans ce monde et non dans le prochain. Il avait encore le choix des décisions à prendre pour ce qu’il lui restait de vie. Il y voyait à l’évidence autant matière à craindre qu’à exulter, à mourir de honte qu’à s’amender.
Pour Wylsynn, le choc avait dû être d’une tout autre nature. Staynair savait mieux que personne que le jeune prêtre ne se berçait guère d’illusions quant au respect de l’esprit de la Sainte Charte manifesté par l’Église dans chacun de ses actes. Néanmoins, l’envergure de sa corruption et l’horreur de ce que le Groupe des quatre s’était révélé prêt à accomplir avaient dû lui porter un coup d’une violence inouïe. Au contraire de Dynnys et d’Ahdymsyn, Paityr Wylsynn n’avait jamais oublié son sacerdoce. Il n’avait jamais permis à la dépravation de son entourage de le distraire de ses devoirs spirituels.
Or voilà que l’un des serviteurs les plus irréprochables de l’Église Mère se voyait prié par un archevêque déchu, dont l’immoralité n’avait jamais dû lui échapper, de tourner le dos à ladite Église. De nier son autorité, de rejeter ses exigences. Voilà qu’un prêtre de l’Inquisition se voyait enjoint par l’une des victimes de cette institution de défier le Grand Inquisiteur en personne.
— Que Dieu ait pitié de Son juste serviteur Erayk, murmura Staynair en effleurant du bout des doigts son cœur, puis ses lèvres.
— Amen, répondirent Ahdymsyn et Wylsynn.
— Je suis bouleversé par ce qui est arrivé à l’archevêque Erayk, affirma Staynair, même si, à la fin de sa vie, il s’est élevé dans la conscience de Dieu à un niveau trop rarement atteint. Quoi qu’il en soit, je dois vous dire qu’il est un point de doctrine sur lequel l’Église de Charis et moi-même sommes en parfait désaccord avec le Conseil des vicaires. Nous croyons en effet que tout enfant de Dieu a le droit – et le devoir – de juger seul de ce qui est bon et de ce que cela exige de lui. Le rôle de l’Église n’est pas d’imposer, mais d’enseigner : d’expliquer, d’éduquer, d’exhorter. Le rôle d’un fidèle est d’exercer son libre arbitre dans l’amour de Dieu en choisissant de faire le bien parce que c’est juste et non parce qu’il y est contraint.
Wylsynn se tortilla sur sa chaise. Staynair braqua les yeux sur lui.
— Je vous dis cela, père Paityr, pour ne pas vous tromper, ni vous ni personne, sur ma position à ce propos. Aucun homme, aucune femme, ne peut choisir de servir Dieu s’il n’a pas la possibilité de le refuser. Le Seigneur attend de Son peuple qu’il marche vers lui dans la joie et la lucidité, et non dans la terreur de l’Inquisition et des flammes de l’enfer. J’entends bien faire comprendre à tous, religieux et laïcs, que je refuse de dicter ma volonté à leur conscience. En effet, c’est là que réside la véritable corruption, celle qui prend pour prétexte le nom de Dieu pour abuser du pouvoir d’un office, et qui nous a conduits à notre rupture avec le Conseil des vicaires. Quand l’Église Mère décide qu’elle peut imposer ses moindres désirs à ses enfants, son clergé est condamné à avancer droit vers les ténèbres. En tant qu’archevêque, au sommet de la hiérarchie de l’Église de Charis, je peux ordonner une politique, prendre des décisions et donner des instructions à l’épiscopat et à la prêtrise. Et si ces instructions venaient à être enfreintes ou négligées, j’aurais le droit et le devoir de démettre de leur poste les ecclésiastiques qui ne pourraient, en toute conscience, m’obéir. Cependant, on est ordonné prêtre pour toujours, père. À moins d’être jugé, sans l’ombre d’un doute, coupable de péché et d’abus de privilèges, nul ne saurait être destitué de sa fonction ou empêché d’exercer sa vocation. De même, ni moi ni personne n’avons le droit d’excommunier, de torturer ou de tuer un homme ou une femme seulement coupable de ne pas partager nos croyances.
Wylsynn demeura coi quelques instants, puis inspira profondément.
— Votre Excellence, je suis un serviteur de l’Inquisition. Reconnaissez-le, j’ai toujours tenté d’exercer les pouvoirs de mon office conformément à mes responsabilités pastorales, avec une discipline tempérée d’amour et de compréhension. Cependant, j’ai voué ma vie entière et ma foi en Dieu à la responsabilité de l’Église Mère qui est de préserver les enfants du Seigneur de la dépravation. À ce titre, je dois non seulement les « convaincre » de la voie à suivre, mais les préserver des tentations de Shan-wei par tous les moyens nécessaires.
— J’en suis bien conscient, père. C’est la raison pour laquelle j’ai précisé de façon si explicite cette nuance doctrinale. J’éprouve le plus profond respect pour votre foi et votre personnalité, en tant qu’homme et en tant que prêtre. Rien ne me ferait davantage plaisir que de vous voir participer à la réforme des abus de l’Église – de tous ses abus – en Charis et ailleurs. Je sais quel atout formidable vous représenteriez pour nous dans cette tâche intimidante. Mais aucun homme, encore moins d’Église, ne saurait adopter cette cause sans avoir la certitude absolue que c’est la sienne, de même que celle de Dieu, et la mienne. Avez-vous cette certitude, père ?
— Je l’ignore, dit simplement Wylsynn avec une parfaite honnêteté dans ses yeux gris clair. Je sais que les abus dont vous parlez et que l’archevêque Erayk a évoqués dans sa lettre sont bien réels. Je sais le sort que le Grand Inquisiteur et le chancelier réservaient à Charis et je sais que c’était mal. Plus que mal, c’était une abomination : la négation même de tout ce que l’Église Mère est censée représenter et défendre. Une chose est certaine, ce ne pouvait être la volonté de Dieu. Néanmoins, il y a un pas entre convenir qu’ils ont eu tort de se conduire ainsi et admettre que vous avez eu raison.
— Je vous remercie de votre franchise, père, et je crois en l’acuité de votre vision spirituelle. Je ne tenterai pas de vous convertir à la mienne aujourd’hui. Tant que votre foi et votre conscience ne vous auront pas convaincu du bien-fondé de nos efforts, nul ne saurait vous demander d’y adhérer. Cependant, je vous supplie de réfléchir à ce dont vous avez été témoin, à ce que l’archevêque Erayk vous a écrit, aux paroles et aux actes de l’Église de Charis, et au contact de Dieu sur votre cœur. Songez-y, père, dans la quiétude de la prière et de la méditation, pas dans l’ardeur de la passion. Si vous finissez par découvrir que Dieu vous appelle à embrasser notre cause, nous vous accueillerons en frère et en serviteur du Seigneur. À l’inverse, si le Très-Haut ne vous invite pas à nous rejoindre, nous respecterons et accepterons votre décision.
— Et dans l’intervalle, Votre Excellence ?
— Dans l’intervalle, père, je vous serais reconnaissant de bien vouloir continuer d’exercer vos fonctions d’intendant en Charis. Comme vous l’avez dit, nul en ce royaume n’a jamais douté de votre détermination à garantir le respect des Proscriptions avec honnêteté et équité. Ce serait un immense réconfort pour notre peuple de vous savoir toujours investi de cette mission en ces temps de chaos.
— Si j’acceptais, Votre Excellence, j’exercerais mes fonctions comme bon me semblerait.
— C’est ce que j’attends de vous, père, ni plus ni moins.
— Même si cela devait nous mettre en conflit, Votre Excellence ?
— Père, répondit Staynair avec un sourire aimable, compte tenu de la façon dont vous avez exercé vos responsabilités par le passé, je ne vois aucune raison de croire que vous et moi pourrions entrer en conflit vis-à-vis des Proscriptions. En cas de désaccord, nous tâcherons naturellement de nous convaincre mutuellement, mais je ne vous ai jamais vu prendre une décision infondée ou contraire à ma propre analyse. Je ne vois pas pourquoi cela changerait.
» Il est vrai que nos opinions diffèrent quant à l’autorité coercitive de votre office. Comme vous l’avez dit, vous croyez que l’Église doit protéger ses enfants de la dépravation « par tous les moyens nécessaires ». À l’inverse, je crois, moi, qu’elle doit enseigner et convaincre. Aucune contrainte extérieure ne saurait donner la force intérieure de résister aux ténèbres quand elles fondent sur chacun d’entre nous dans notre vie quotidienne. Depuis la tentative d’invasion du Groupe des quatre, vous vous méfiez sans doute davantage de l’expression « par tous les moyens nécessaires », mais je sais que nous serons encore d’avis contraires sur d’autres problèmes d’application de la doctrine. Alors, je tâcherai sûrement de vous convaincre d’accepter mon point de vue, mais vous aurez toujours le droit de renoncer à votre poste et d’annoncer publiquement les raisons de votre démission. En aucun cas je ne vous obligerai à vous ranger à mon opinion ni à l’approuver si votre conscience vous en empêche.
— Si vous permettez, Votre Excellence, je ne me prononcerai ni dans un sens ni dans l’autre aujourd’hui, dit Wylsynn après une longue réflexion. Comme vous l’avez suggéré, ce n’est pas une décision à prendre à la légère. Je préfère méditer et prier le Seigneur de me guider dans mon choix avant de vous donner ma réponse.
— Je ne saurais en attendre davantage d’un prêtre, père. (Staynair sourit au jeune homme, puis se tourna vers Ahdymsyn.) Pas plus que d’un délégué archiépiscopal, ajouta-t-il avec autant de chaleur. Bien entendu, je vous accueillerais les bras ouverts pour des raisons tant politiques que spirituelles, mais ni le roi Cayleb ni moi ne vous dicterons votre conduite à la place de votre conscience. Comment pourrions-nous nous abaisser à cela, quand notre querelle avec le Conseil des vicaires repose justement sur sa volonté de se comporter ainsi avec tous les enfants de Dieu ? Quelle que soit votre décision finale, toutefois, sachez ceci : de ma propre autorité, certain de l’accord du roi Cayleb, et quand bien même il en disconviendrait, je vous donne asile à tous les deux. Que vous trouviez ou non au fond de votre cœur et de votre âme le désir de vous joindre à nos efforts visant à rendre à l’Église Mère le visage voulu par le Seigneur, vous pourrez demeurer en ce royaume, sous la protection de l’Église de Charis, tant que vous le souhaiterez.
.IV.
Palais du roi Cayleb II
et monastère de Saint-Zherneau
Tellesberg
Royaume de Charis
— Un instant, je vous prie, seijin Merlin.
L’intéressé s’arrêta et leva un regard surpris vers l’archevêque Maikel Staynair lorsque celui-ci posa avec douceur sa main large et puissante sur son épaule.
— Oui, Votre Excellence ? En quoi puis-je vous être utile ?
Les deux hommes se tenaient dans l’embrasure de la porte donnant sur la salle que venait de quitter le Conseil royal. Cayleb les considéra, un sourcil arqué.
— Auriez-vous un autre sujet à évoquer, Maikel ? s’enquit le roi.
— À vrai dire, Votre Majesté, dit Staynair avec une solennité peu coutumière, j’aimerais vous emprunter le seijin pour l’après-midi, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
La surprise de Cayleb se fit plus apparente que celle de Merlin. L’archevêque sourit.
— Je vous promets qu’il sera de retour pour dîner, Votre Majesté. Je voudrais me pencher avec lui sur un point de détail. Par ailleurs, ayant une visite pastorale à effectuer en ville cet après-midi, je pensais lui demander de m’accompagner. Simple précaution, vous comprenez.
L’expression de Cayleb s’assombrit aussitôt. La tentative d’assassinat de l’archevêque Maikel était trop fraîche dans sa mémoire pour qu’il se méprenne sur la « précaution » envisagée. Surtout après ce qui était arrivé au Collège royal trois jours plus tôt.
— Si vous souhaitez une protection supplémentaire, Maikel…, commença le roi, mais Staynair secoua la tête.
— Ce ne sont pas d’éventuels tueurs qui m’inquiètent, Votre Majesté, dit-il avec un demi-sourire. Pas aujourd’hui, du moins. Cependant, je dois rendre visite à quelqu’un cet après-midi et, dans les circonstances présentes, je préférerais opérer dans la plus grande discrétion. Or je crains de ne pas passer inaperçu si je suis accompagné d’une ribambelle de gardes. Compte tenu des récents événements survenus dans la cathédrale et au Collège, ainsi que de l’atmosphère qui semble régner en ville, je m’en voudrais que ma visite à un vieil ami souffrant attire une quelconque hostilité sur un simple monastère. En outre, je risquerais de donner à certaines gens l’impression de manigancer quelque chose s’ils avaient vent de ce déplacement. Heureusement (son sourire s’élargit), quelque chose me dit que le capitaine Athrawes serait à même de garantir notre sécurité à tous les deux si je me rendais incognito au chevet de mon ami.
— Cela vaut-il vraiment la peine de vous promener dans la rue, même « incognito », par les temps qui courent ?
— C’est un très vieil ami, Votre Majesté. Sa santé décline depuis un bon moment déjà. Ce ne sera pas qu’un tête-à-tête amical.
Cayleb examina le prélat pendant quelques instants, puis prit une profonde inspiration et signifia d’un geste son accord. La capitulation du roi ne surprit pas Merlin outre mesure, même si l’idée de voir malheur arriver à Maikel Staynair en cette période charnière de l’histoire de Sanctuaire était tout bonnement terrifiante, peut-être même davantage pour Merlin que pour Cayleb. Après la récente tentative de meurtre, personne, pas même Staynair, n’aurait pu prétendre que les Templistes ne l’avaient pas compris. Cependant, le roi et son garde du corps le savaient, jamais ils ne pourraient dissuader le nouvel archevêque de renoncer à ses fonctions. S’ils l’avaient pu, il n’aurait pas été qui il était, et donc pas si vital à leurs espoirs pour l’avenir.
— Très bien, lâcha le roi avant de porter les yeux sur le seijin. Tâchez de nous le rendre en un seul morceau, Merlin. Une fois de plus.
Staynair eut l’élégance de grimacer à l’ultime remarque du souverain, mais ne changea pas d’avis.
— Je ferai de mon mieux, Votre Majesté, assura Merlin en jetant un coup d’œil à l’impressionnant garde royal de faction à l’extérieur de la salle du Conseil.
Le sergent Payter Laligne était le seul fusilier marin affecté à la protection du prince héritier Cayleb à avoir été muté à la garde royale quand Cayleb s’était assis sur son trône. Ahrnahld Falkhan et les autres anciens gardes du corps de Cayleb veillaient désormais sur le prince héritier Zhan, le frère du roi, âgé de onze ans. Cette réaffectation avait été difficile à vivre pour Cayleb et les hommes chargés depuis si longtemps de sa sécurité, mais la surveillance de l’héritier du trône de Charis relevait depuis toujours de la responsabilité de l’Infanterie de marine. Laligne aurait dû rester dans son ancien détachement, lui aussi, mais Cayleb avait tenu à ce qu’au moins un de « ses » fusiliers marins reste à son service, et ce notamment parce que ces hommes étaient au courant des « visions » de Merlin. En attendant d’avoir déterminé lesquels de ses nouveaux gardes pourraient être mis dans la confidence, le jeune roi trouvait en effet souhaitable que quelqu’un d’autre soit en mesure de l’aider à dissimuler les bizarreries occasionnelles de Merlin.
Ce dernier en avait convenu sans mal. De par son calme, sa compétence et son abnégation, Laligne représentait une présence très rassurante pour l’homme – ou l’ACIP – responsable de la vie du roi. En outre, avoir à son côté un soldat rompu à tirer Cayleb du pétrin depuis ses neuf ans n’était pas non plus à dédaigner.
— Payter ! lança Merlin.
— Oui, mon capitaine ? gronda le colosse.
— Demandez à un valet d’informer le lieutenant Ahstyn que vous aurez besoin d’un coéquipier. Je pense que le sergent Vynair est disponible. En attendant qu’il arrive, gardez un œil sur Sa Majesté. Veillez à ce qu’il ne lui arrive rien de fâcheux.
— Oui, mon capitaine.
Laligne porta son poing droit au plastron de sa cuirasse en signe de salut, puis adressa à son monarque un regard sévère. Cayleb secoua la tête.
— C’est toujours un bonheur de constater combien je contrôle tout ce qui m’entoure, laissa-t-il tomber sans viser personne en particulier.
— Sa Majesté m’en voit ravi, affirma Merlin avec une exquise courtoisie que ne tempéra qu’à peine l’amusement visible dans ses étranges prunelles saphir.
Le seijin se tourna vers Staynair.
— Quand vous voudrez, Votre Excellence, murmura-t-il.
Au moins, quand il veut passer « incognito », ce n’est pas à moitié, ronchonna intérieurement Merlin une heure plus tard. En effet, Staynair s’y était employé à un point qui stupéfiait le seijin. Les traits de l’archevêque étaient sans doute encore plus connus des habitants de la capitale que ceux du roi Cayleb. Depuis des années, il montait tous les mercredis en chaire de la cathédrale de Tellesberg pour célébrer la grand-messe devant ses fidèles. C’était le cas du temps où il n’était qu’évêque de la ville. Ça l’était encore plus depuis qu’il était l’archevêque de tout le royaume.
En dépit de cette notoriété et de la barbe luxuriante qui lui mangeait un visage si reconnaissable, il avait réussi à se fondre dans un anonymat presque total en troquant sa soutane blanche bordée d’orange contre la bure austère d’un simple moine de l’ordre de Bédard – qu’il avait toujours le droit de porter malgré son élévation – et en donnant sur son doigt un demi-tour à son anneau épiscopal pour en dissimuler le rubis dans sa paume. La tête baissée et dissimulée sous son capuchon en signe d’humilité, il ne restait plus rien de l’archevêque.
Par malheur, cette robe n’appartenait pas aux habits remplacés par Orwell et Merlin. Son étoffe classique n’offrirait aucune résistance à une lame ou à une balle, d’où le mécontentement du seijin, qui ne pouvait cependant pas en expliquer la cause à son protégé. Ce qui ne faisait qu’ajouter à son exaspération, bien entendu.
Il ne trouvait pas non plus matière à se réjouir dans la réflexion selon laquelle un simple moine ne serait jamais accompagné d’un officier de la garde royale. Voilà pourquoi Merlin avait dû lui aussi apporter quelques ajustements à sa mise. Il avait abandonné son armure, son uniforme et son wakizashi pour ne garder que son katana, en espérant que les lignes insolites de celui-ci n’attireraient pas trop l’attention. Il doutait toutefois du réalisme de cet espoir car il n’existait dans le royaume et même sur la surface de la planète que deux hommes à être systématiquement armés d’une telle lame : Sa Majesté le roi Cayleb et le – tristement – célèbre seijin Merlin. Il fut également surpris de constater combien il se sentait nu sans la tenue noir et or qu’il portait presque tous les jours depuis près de deux années locales.
Cependant, le plus difficile à dissimuler était son regard. Les yeux de Merlin Athrawes étaient du même bleu de saphir que ceux de Nimue Alban. Or il n’avait encore jamais rencontré de Sanctuarien doté d’iris de cette couleur.
Si seulement ces gens avaient inventé les lunettes de soleil ! rouspéta-t-il en son for intérieur tandis que Staynair et lui se frayaient un chemin dans les rues bruyantes, noires de monde et incroyablement agitées de la capitale. Bien sûr, il aurait dû remédier à la teinte de ses yeux avant de poser le pied en Charis. Il ne pouvait pas la reprogrammer, mais il aurait pu se servir de l’unité de fabrication dissimulée dans la grotte de Nimue pour produire une paire de lentilles marron aptes à masquer sa couleur d’origine.
Je ne voulais pas perdre ce dernier vestige de Nimue, j’imagine, se dit-il. Je ne le regrette pas, d’ailleurs… même si c’est enquiquinant au possible. Il est de toute façon hors de question de revenir sur cette décision maintenant que tout le monde connaît les « mystérieux yeux bleus de seijin » du capitaine Athrawes… Tu parles d’une balle tirée dans le pied !
Enfin, Staynair s’amusait à l’évidence beaucoup de la situation difficile dans laquelle il avait mis son protecteur, ce qui n’arrangeait pas l’humeur de ce dernier.
— Le monastère est-il encore très loin, Votre Excellence, si je puis me permettre ? s’enquit-il en un filet de voix qui fit pouffer de rire l’archevêque.
— Encore quinze à vingt minutes.
— Si j’avais su que nous allions crapahuter à travers toute la ville, j’aurais insisté pour renforcer votre sécurité…, fit-il remarquer avec dans la voix une sécheresse qu’il ne parvint pas tout à fait à dissimuler.
Il n’y avait pas mis beaucoup d’efforts, au demeurant. Staynair s’esclaffa de nouveau.
— Ce n’est pas si loin que ça, tâcha-t-il de le rassurer. Par ailleurs, cet exercice nous fera du bien à tous les deux.
— Je vous sais gré de votre sollicitude, Votre Excellence, mais j’ai déjà tout l’exercice qu’il me faut.
Staynair partit encore d’un rire discret et Merlin sourit presque malgré lui.
Au moins, les inévitables orages du milieu d’après-midi qui avaient balayé la ville un peu plus tôt avaient poursuivi leur chemin sans s’attarder. L’air restait humide après la pluie, toutefois, et le fait que l’automne touche presque à sa fin n’avait pas l’air d’impressionner beaucoup la température. D’après les capteurs intégrés de Merlin, elle dépassait de peu les trente-deux degrés sur l’échelle de Celsius, qu’il était le dernier à utiliser dans toute la galaxie.
Par bonheur, ni la chaleur ni l’humidité n’avaient jamais intimidé un ACIP, et Staynair avait grandi à Tellesberg. Le climat ne le gênait pas le moins du monde et, s’il avait besoin d’exercice, il n’en laissait rien paraître dans la vive allure adoptée depuis le départ du palais.
— Ah ! nous y sommes, lâcha-t-il quelques minutes plus tard en s’engouffrant dans une rue transversale.
Merlin jeta alentour un regard curieux. Nonobstant l’incendie qui avait réduit le Collège royal à l’état de cendres et de gravats calcinés, Tellesberg était une ville plus prospère et plus respectueuse de la loi que beaucoup d’autres. Malgré tout, elle avait aussi ses quartiers moins favorisés, et celui-ci en faisait partie. Autour des deux hommes, les immeubles avaient l’aspect décrépit de boutiques et d’entrepôts à la clientèle peu fortunée. Les remugles flottant dans l’air suggéraient un net besoin d’assainir les égouts. L’archevêque et le seijin étaient passés devant deux citernes de pompiers à moitié vides. Le regard dur et affamé de quelques oisifs croisés le long des derniers pâtés de maisons avait confirmé à Merlin combien Staynair avait eu raison de se faire accompagner d’un bon garde du corps, même si personne ne pouvait deviner son identité.
Ils poursuivirent leur marche pendant cinq minutes environ. Les boutiques se raréfièrent peu à peu, tandis que se multipliaient les entrepôts vétustes et les taudis surpeuplés. Enfin, Staynair emprunta un ultime passage menant à une imposante porte de bois encastrée dans un mur piteux et délabré.
Comme toutes les grandes agglomérations de Sanctuaire, Tellesberg regorgeait d’églises et de cathédrales. Les couvents et les monastères étaient assez fréquents également, mais la plupart étaient bâtis en dehors des zones urbaines, là où leurs résidents pouvaient subvenir à leurs besoins par le travail de la terre. Ce n’était pas le cas de cet établissement. Il avait l’air de se dresser là depuis la fondation de la ville, si étroitement ceint d’entrepôts qu’il ne devait rester à la communauté qu’un modeste potager à cultiver.
Staynair frappa. Merlin et lui attendirent patiemment. Enfin, le volet de la minuscule fenêtre ménagée dans le lourd vantail coulissa et un moine jeta un coup d’œil à travers. À la grande surprise de Merlin, la robe brune du religieux était ornée du cheval blanc de l’ordre de Truscott, et non de la lampe à huile de celui de Bédard. Merlin s’était imaginé que le monastère dans lequel ils se rendaient obéirait à la règle du saint patron de Staynair.
Les yeux du gardien s’illuminèrent quand il reconnut l’archevêque. Le portail robuste et marqué par les ans s’ouvrit bientôt. Merlin s’était attendu à un terrible grincement, compte tenu de l’aspect général du monastère, mais le battant pivota dans le silence de gonds parfaitement graissés et entretenus.
— Bienvenue au monastère de Saint-Zherneau, seijin Merlin, déclara Staynair comme ils se glissaient dans l’ouverture et que la porte se refermait derrière eux.
De curieux accents résonnèrent dans la voix de l’archevêque, comme si ces mots revêtaient un sens caché. Les détecteurs internes de Merlin tressaillirent, mais il demeura coi, se contentant de suivre Staynair et le gardien dans la cour du monastère.
L’espace à l’intérieur du mur d’enceinte se révéla plus vaste que Merlin l’avait estimé de dehors. Il ne s’était attendu à rien de si profond. Au lieu de la cour pavée ou de terre battue que laissait envisager l’état de déliquescence du voisinage, il trouva de la verdure, des murs couverts de lichen, le murmure magique et musical de fontaines ornementales coulant au milieu de bassins à poissons. Des vouivres et des oiseaux chanteurs étaient perchés sur les branches d’arbres fruitiers nains qui paraissaient aussi vieux que le monastère. Leurs doux sifflements et pépiements contrastaient avec le vacarme de la ville à l’extérieur.
Staynair et Merlin suivirent leur guide dans le chapitre et empruntèrent une série de couloirs blanchis à la chaux. Des siècles de déambulations avaient usé, lissé et creusé le sol de brique. Les murs alternaient entre la pierre et la brique, la transition entre les matériaux dénotant l’ajout d’une extension à la structure d’origine. Visiblement très épaisses, les parois ménageaient un espace intérieur frais et paisible.
Leur guide marqua une pause devant une nouvelle porte. Il jeta un coup d’œil à Staynair par-dessus son épaule, puis frappa un seul coup discret.
— Entrez ! fit une voix de l’autre côté.
Le moine ouvrit le battant et se décala pour céder le passage aux visiteurs.
— Merci, mon frère, murmura Staynair avant de passer devant lui avec un léger signe de tête adressé à Merlin pour l’inviter à le suivre.
Ils se retrouvèrent dans ce qui était à l’évidence un bureau, quoiqu’on aurait pu pardonner à qui y aurait vu au premier abord une bibliothèque, ou peut-être un gigantesque cabinet d’archives. La légère odeur de renfermé du papier et de l’encre stagnait dans l’atmosphère. Des rayonnages encombraient jusqu’à l’étouffement une salle qui aurait été sinon vaste et haute de plafond. Sous l’unique lucarne était ménagé au cœur des étagères un espace semblable à une clairière ouverte à coups de machette dans une impénétrable forêt vierge, qui paraissait trop petit pour le bureau là installé et les deux chaises placées devant.
À en juger par les piles de livres et de documents entassés par terre, Merlin suspecta les deux sièges de servir d’ordinaire à accueillir de façon bien commode des ouvrages de référence. Bizarrement, quelque chose lui dit que ce n’était pas « par hasard » qu’elles avaient été libérées de leur fardeau juste avant leur arrivée inattendue.
— Seijin Merlin, commença Staynair, permettez-moi de vous présenter le père Zhon Byrkyt, abbé de Saint-Zherneau.
— Mon père, le salua Merlin avec une légère inclinaison du buste.
Byrkyt était un homme assez âgé, sans doute de plusieurs années l’aîné de Staynair, qui n’avait plus rien d’un nourrisson depuis longtemps. Dans sa jeunesse, l’abbé avait dû mesurer une taille comprise entre celles de Staynair et de Merlin, ce qui avait dû faire de lui un véritable géant pour Charis. L’âge et la courbure de sa colonne vertébrale avaient changé cela : il avait désormais l’air douloureusement chétif. Il portait la soutane verte des grands-prêtres au lieu de la bure du gardien. Merlin remarqua en plissant les yeux de surprise que son habit n’était orné ni du cheval de Truscott, ni de la lampe de Bédard, mais de la plume de Chihiro.
— Seijin, répondit l’abbé.
Sa voix donnait l’impression d’avoir été jadis beaucoup plus forte, à l’instar de son corps, mais son regard se révéla limpide et acéré, aussi intense que celui de Merlin, avec au fond de ces yeux marron une étrange lueur d’enthousiasme. Il désigna les deux chaises placées devant lui.
— Je vous en prie, asseyez-vous !
Merlin attendit que Staynair ait pris place avant de l’imiter. Ce faisant, il posa le fourreau de son katana en équilibre contre le bord du bureau de Byrkyt, en espérant donner l’impression d’être plus détendu qu’il l’était. Il n’avait pas besoin de ses capteurs d’ACIP pour ressentir la mystérieuse tension impatiente qui régnait dans la pièce.
Cette tension s’accrut pendant plusieurs secondes au cours desquelles nul ne pipa mot. Enfin, Staynair brisa le silence.
— Tout d’abord, je vous dois des excuses, Merlin. Vous avez sans aucun doute compris que je me suis rendu coupable de certaines… finasseries, dirons-nous, quand je vous ai « invité » à m’accompagner cet après-midi.
— Cela m’avait effleuré l’esprit, Votre Excellence, concéda Merlin à l’hilarité de Staynair.
— Cela ne m’étonne pas. D’un autre côté, certaines explications seront plus faciles à vous fournir ici, à Saint-Zherneau, qu’au palais. Des explications qui, j’en suis sûr (il regarda Merlin droit dans les yeux), devraient vous surprendre un petit peu.
— Bizarrement, je n’en doute pas une seconde, ironisa Merlin.
— Tout ce que j’ai dit à Cayleb était vrai. Zhon (il désigna Byrkyt d’un coup de menton) est effectivement un très vieil ami et, hélas, sa santé est préoccupante. Toutefois, je suis certain qu’il n’aura nul besoin de l’extrême-onction cet après-midi.
— Vous m’en voyez rassuré, Votre Excellence.
— Moi de même, acquiesça Byrkyt en souriant lui aussi.
— Oui, enfin…
Merlin crut déceler, contre toute vraisemblance, un soupçon de gêne chez Staynair. Si elle était réelle, elle ne le ralentit pas très longtemps.
— Toujours est-il que mon véritable objectif était de vous amener ici.
— Puis-je vous demander pour quelle raison, Votre Excellence ?
— Cela va réclamer quelques précisions. (Staynair se laissa aller contre le dossier de sa chaise, croisa les jambes et vrilla Merlin du regard.) Le monastère de Saint-Zherneau est très ancien. La tradition veut – à juste titre, à ma connaissance – que cette abbaye ait été bâtie sur le site de la première église de Tellesberg. Elle remonterait à tout juste quelques années après la naissance du monde. De fait, certaines indications tendent à prouver que l’édifice d’origine daterait du jour même de la création.
Merlin hocha la tête en se rappelant que, contrairement à toutes les institutions religieuses terrestres, l’Église de Dieu du Jour Espéré était capable de dater à la minute près l’instant de la création, sur la foi non seulement de la Sainte Charte, mais aussi des Témoignages, qui recueillaient les souvenirs des huit millions d’Adam et Ève capables de lire et d’écrire ayant vécu en ces temps originels. Bien sûr, aucun auteur de ces journaux, lettres et récits ne se souvenait de s’être porté volontaire pour occuper une nouvelle planète avant de se faire vider et reprogrammer la mémoire au point de croire que l’équipe de direction de la colonie était constituée d’archanges.
— Saint-Zherneau n’est pas très connu en dehors de Charis, poursuivit Staynair. Ce n’est pas une grande abbaye et les frères zhernois n’ont jamais été très nombreux par rapport aux autres ordres, plus prolifiques. Il existe bien entendu pléthore de modestes couvents et monastères, mais la plupart sont assez éphémères. Ils émergent de l’existence et de l’exemple d’un chef spirituel particulièrement pieux et inspiré, qui s’attire sa vie durant des disciples partageant sa vision des choses. L’Église Mère a toujours toléré la fondation de telles communautés. La majorité d’entre elles ne survivent du reste pas plus d’une ou deux générations à la mort de leur fondateur. Elles sont souvent financées et soutenues par l’un des grands ordres avant de décliner, leurs éventuelles terres et possessions revenant alors de droit à l’ordre bienfaiteur.
» Saint-Zherneau, en revanche, est à bien des égards unique en son genre. Tout d’abord, c’est ici, et non à Sion, qu’a été rédigée sa règle, sous l’autorité du premier évêque de Tellesberg, avant même qu’un archevêque nous ait été attribué. Ensuite, cette abbaye n’a jamais limité à une seule observance son financement ni son recrutement. Les frères sont issus de pratiquement tous les ordres de l’Église Mère. Ce monastère est un lieu de retraite spirituelle et de renouveau intérieur ouvert à tous, ce qui produit une communauté riche d’une vaste diversité de perspectives.
L’archevêque marqua une pause et son interlocuteur eut une moue pensive. Ce que Staynair décrivait là se démarquait fortement de tout ce que Merlin avait étudié sur la grande majorité des congrégations monastiques depuis son réveil dans la grotte de Nimue. La plupart des couvents et des monastères de Sanctuaire appartenaient à l’un ou l’autre des ordres principaux, lesquels défendaient bec et ongles leurs propriétés. Dès que l’on sortait des frontières des Terres du Temple, la concurrence entre les ordres n’était plus aussi féroce – et de loin – que dans l’enceinte du Temple et de la cité de Sion, mais elle existait tout de même. Or les monastères, couvents, terres et autres biens immobiliers représentaient plus que de simples symboles de cette lutte. Ils regroupaient les forces et les ressources qui la rendaient possible.
Bien entendu, Saint-Zherneau n’avait rien d’une grande communauté monastique aux yeux de Merlin. Malgré son âge manifeste et ses jardins joliment entretenus, ce n’était, comme l’avait souligné Staynair, qu’un établissement relativement modeste. Il ne risquait pas de produire de formidables richesses, ce qui expliquait sans doute le désintérêt des ordres majeurs à son égard, de même que la diversité de sa composition.
Pourtant, Merlin avait le sentiment que ce n’était pas si simple.
— Pour ma part, c’est tout jeune homme que je suis arrivé à Saint-Zherneau, reprit Staynair. À l’époque, je n’étais pas encore certain de ma vocation et les frères m’ont aidé à surmonter mes doutes. Ils m’ont été d’un grand réconfort au moment où mon esprit en avait le plus besoin. Comme tant d’autres garçons avant moi, je me suis alors joint à eux. De fait, même si la population de ce monastère reste en général assez restreinte, beaucoup de frères zhernois, comme moi, y restent attachés même après s’être solennellement soumis à une autre règle. Nous restons de la même famille, pour ainsi dire, ce qui signifie que nous comptons beaucoup plus de membres que le laisserait supposer la taille de l’abbaye. La plupart d’entre nous y revenons régulièrement pour nous ressourcer spirituellement et reprendre des forces au contact de nos frères.
» Détail intéressant (l’archevêque vrilla de nouveau Merlin du regard), les confesseurs de six des huit derniers rois de Charis étaient issus de Saint-Zherneau.
Si Merlin avait encore été une créature de chair et de sang, il aurait pris une brusque inspiration de surprise et de questionnement. Mais il ne l’était pas, aussi se contenta-t-il de pencher la tête sur le côté.
— La coïncidence est assez… troublante, Votre Excellence.
— Oui, n’est-ce pas ? (Staynair lui adressa un sourire, puis se tourna vers l’abbé.) Je vous l’avais dit qu’il était futé, pas vrai, Zhon ?
— Absolument, acquiesça Byrkyt avec un sourire un peu plus large que celui de son supérieur ecclésiastique. Il me rappelle un autre jeune homme que j’ai connu jadis, en moins rebelle toutefois.
— Vraiment ? De qui pourrait-il bien s’agir ?
— La recherche de compliments ne sied guère à un archevêque, répondit Byrkyt avec placidité.
À aucun moment ses yeux marron n’avaient quitté le visage de Merlin. Il se tourna droit vers lui.
— Ce que veut dire Maikel avec ces détours dont il a le secret, seijin Merlin, c’est que ce n’est pas un hasard, comme vous l’aurez deviné, si les confesseurs de tant de monarques étaient des frères zhernois.
— Je n’en doute pas, en effet. La question que je me pose, mon père, c’est pourquoi ils étaient si nombreux, comment cela se fait, et pourquoi monseigneur Maikel et vous avez tenu à m’en aviser.
— « La question » ? lança Byrkyt. J’en compte au moins trois, seijin. (Il partit d’un rire discret.) Peu importe. Je répondrai à la première en dernier, si cela ne vous fait rien.
— Absolument pas, répondit Merlin sans être certain d’être bien sincère.
— La raison pour laquelle Maikel a décidé de vous conduire à moi aujourd’hui, seijin, n’est pas sans rapport avec une lettre qu’il a reçue du roi Haarahld, rédigée peu avant sa mort. Il y détaillait principalement sa stratégie visant à contenir la flotte du duc de Flots-Noirs en attendant que Cayleb et vous reveniez des récifs de l’Armageddon pour vous en occuper. En fait (si les yeux de Staynair avaient la capacité de pénétration d’un foret en titane, ceux de Byrkyt s’apparentaient à des rayons laser capables de percer le diamant), il y expliquait comment il avait déterminé combien de temps il lui fallait retarder Flots-Noirs.
Merlin se sentit se figer sur sa chaise. Il n’avait jamais expliqué ni à Cayleb ni à Haarahld comment il s’y était pris pour franchir quatre milliers de milles en moins de deux heures pour avertir le roi du changement de stratégie de Flots-Noirs. Il avait été stupéfait et immensément soulagé, c’est le moins qu’on puisse dire, du calme avec lequel Haarahld avait accueilli son apparition « miraculeuse » sur la galerie de poupe de son navire amiral au milieu de la nuit. Pourtant, il était tellement préoccupé par la menace immédiate à déjouer qu’il n’avait pas pris le temps de comprendre pourquoi le roi n’avait pas manifesté davantage de saisissement.
À aucun moment par la suite, du reste, il n’avait soupçonné Haarahld d’en avoir parlé à quiconque, même à son confesseur.
Le silence s’installa dans le paisible bureau-bibliothèque. D’une certaine façon mystérieuse, on aurait pu croire que Staynair et Byrkyt étaient des ACIP, qui attendaient avec une patience absolue que Merlin ait terminé d’absorber les implications des propos de l’abbé et trouvé les mots pour y répondre.
— Mon père, lâcha-t-il enfin, Votre Excellence, j’ignore ce que vous a écrit précisément le roi Haarahld. Je peux seulement supposer qu’il n’entendait pas me dénoncer comme étant une sorte de démon.
— Pas du tout, Merlin, répondit Staynair d’une voix suave et rassurante. (Sous le regard du seijin, il sourit comme à l’évocation d’un agréable souvenir.) Il était surexcité, en fait. Il a toujours eu en lui cette part de petit garçon, cette capacité d’émerveillement. Oh ! (l’archevêque agita la main) il n’était pas sans douter d’avoir eu raison de vous faire confiance, sans craindre que vous soyez effectivement un démon. Ce dont nous parlons relève après tout de la foi, pour laquelle la raison se révèle parfois un support bien fragile. Cependant, Merlin, il vient toujours un moment où un enfant de Dieu doit prendre en main tout ce qu’il est, tout ce qu’il a jamais espéré devenir, et le mettre en jeu. Au bout de la réflexion, de la prière, de la méditation, cet instant décisif arrive à chacun de nous. Certains ne trouvent jamais le courage de l’affronter. Ils détournent les yeux, tentent de ne pas en tenir compte, font semblant de n’avoir rien remarqué. D’autres font demi-tour, se réfugient dans ce que des tiers leur ont appris, leur ont ordonné de penser et de croire, plutôt que de faire un choix et d’accepter cette épreuve en leur nom seul.
» Haarahld, lui, n’avait rien d’un lâche. Quand son heure est venue, il l’a su et il y a fait face, en plaçant en vous sa confiance. Voici ce qu’il m’a écrit pour me faire part de sa décision (le regard de Staynair se brouilla tandis qu’il récitait de mémoire) : « Peut-être est-il un démon, après tout, Maikel. Je ne le crois pas mais, comme nous le savons tous, il m’est arrivé de me tromper. Assez souvent, du reste. Quoi qu’il en soit, le moment est venu pour moi de prendre une décision. Je ne trahirai pas la confiance que Dieu a confiée en nous tous en refusant de faire ce choix. Ainsi, j’ai placé dans ses mains ma vie, celle de mon fils, celle de mes autres enfants, de mon peuple, la vôtre, et toutes les âmes qui les accompagnent. Si j’ai eu tort, j’en paierai un prix terrible après ma mort. Mais je suis sûr du contraire. S’il advenait que le Seigneur ait choisi de ne jamais me renvoyer chez moi, sachez ceci : j’accepte Sa décision et je vous confie, à mon fils et à vous, le soin d’achever la tâche que j’ai entreprise il y a si longtemps. »
L’archevêque retomba dans le silence. Merlin sentit résonner en lui les paroles du roi défunt. C’était comme si Haarahld et lui se trouvaient encore sur cette galerie de poupe. Ses yeux d’ACIP le brûlèrent en imitant fidèlement les réactions autonomes de leurs modèles humains.
— Quelle tâche, Votre Excellence ? s’enquit-il à voix basse.
— Celle d’enseigner la vérité à son peuple et à Sanctuaire, répondit Staynair. La vérité sur Dieu, sur l’Église, sur notre monde et l’œuvre des mains du Seigneur. La vérité que l’Église s’efforce depuis tant de siècles de réprimer et d’étouffer.
— La vérité ?
Merlin dévisagea l’archevêque. Même là, après avoir entendu surgir comme d’outre-tombe les paroles de Haarahld, il ne se serait jamais attendu à de tels propos. Ses pensées tourbillonnèrent dans son crâne tel un patineur sur glace en quête d’équilibre.
— Quelle vérité ?
— Celle-ci, répondit posément Byrkyt. Elle commence ainsi : « Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. »
.V.
Terrain d’entraînement
de l’Infanterie de marine
Ile de Helen
Baie de Howell
Royaume de Charis
La voix d’or des clairons se fit entendre et les cinq cents hommes vêtus de la tunique bleu foncé et des hauts-de-chausses bleu clair de l’Infanterie de marine royale de Charis y réagirent aussitôt. La colonne compacte du bataillon se sépara sans heurt en ses cinq compagnies, chacune s’éloignant vivement, au pas cadencé, de la formation d’origine avant d’opérer une conversion sur un quart de tour, de sorte que l’ensemble des effectifs se retrouve aligné sur trois rangs impeccables.
Des ordres jaillirent du gosier puissant des sergents. La bretelle des fusils glissa des épaules, les sacoches à cartouches s’ouvrirent, les baguettes étincelèrent au soleil. À peine cinq minutes après la première sonnerie, le ciel du début d’après-midi se déchira dans un torrent de flammes et de fumée comme le bataillon tirait sa première volée vers les cibles dressées à cent cinquante yards. Une deuxième salve retentit quinze secondes plus tard, puis une troisième au bout du même délai. Aucune unité de mousquetaires étrangers à Charis n’aurait pu approcher une telle cadence de tir. Un mousquet à mèche permettait, au mieux, de propulser un projectile toutes les minutes. C’était très loin des quatre tirs à la minute dont étaient capables les fusiliers marins du roi Cayleb.
Or ils ne tiraient pas aussi vite qu’ils l’auraient pu. Il s’agissait là d’un feu de salve contrôlé, sur cibles, ne prétendant pas à la cadence de tir maximale.
Au total, six décharges simultanées éclatèrent comme autant de coups de tonnerre en tout juste soixante-quinze secondes. Les cibles alignées volèrent littéralement en éclats sous l’impact de trois mille balles de calibre un demi-pouce. En outre, très peu de ces projectiles manquèrent leur but, ce que n’aurait pu égaler non plus aucune autre formation au monde.
Pendant que le bataillon prenait place et tirait ses volées, les quatre pièces d’artillerie traînées derrière lui sur leurs nouveaux affûts et avant-trains à deux roues prirent place derrière le pas de tir sous les yeux du comte de L’île-de-la-Glotte, debout à son poste d’observation au sommet de la colline voisine en compagnie du général de brigade Clareyk. Les dragons de trait à six pattes attelés aux avant-trains n’avaient pas l’air d’apprécier ces détonations rapprochées, mais semblaient s’y être plus ou moins habitués. Même si le vacarme leur déplaisait, ces énormes bestiaux – plus petits qu’un dragon de jungle ou qu’un dragon-lion, ils étaient tout de même aussi gros qu’un éléphant de la Vieille Terre – s’acquittèrent de leur tâche avec un stoïcisme remarquable lorsque leurs maîtres leur firent faire demi-tour de sorte que les équipes de pièce puissent désolidariser les affûts des avant-trains.
Il s’agissait des nouveaux canons de douze livres et non des pièces d’artillerie de siège beaucoup plus lourdes dont on avait fait une démonstration au comte plusieurs quinquaines auparavant. Il n’avait pas encore vu ces pièces de douze en action. Tout en se baissant pour caresser les oreilles duveteuses de l’impressionnant rottweiller noir et brun assis bien droit à côté de lui, sur le quivive, il regarda avec fascination la compagnie centrale du bataillon se glisser de côté d’un pas vif pour ménager au milieu de l’alignement des fusiliers un passage par lequel les pièces purent rouler et se mettre en position.
Les artilleurs n’allaient pas charger leurs pièces avec des boulets, mais avec des « boîtes de mitraille ». L’Ile-de-la-Glotte grimaça à l’idée de ce qui se préparait. Il n’avait encore jamais assisté à l’emploi de ces charges, mais on les lui avait décrites. Au lieu des neuf à douze petits projectiles d’une charge de mitraille d’usage courant dans l’artillerie navale, les canons accueilleraient ce jour-là des cylindres aux parois fines remplis de vingt-sept billes d’un pouce et demi. Ces tubes étaient conçus pour exploser lors du tir de manière à libérer leur contenu, transformant ainsi l’arme qui les tirait en plus gros fusil à grenaille du monde. Par ailleurs, il s’agissait de ce que messire Ahlfryd Hyndryk, baron de Haut-Fond, avait appelé « cartouches », car la charge de poudre était réunie à la boîte de mitraille. Ainsi, il était possible d’approvisionner une bouche à feu d’un seul coup de refouloir.
Grâce à ces nouvelles munitions conçues par le baron de Haut-Fond – avec, bien sûr, un léger coup de pouce du seijin Merlin, ne manqua pas de se rappeler L’île-de-la-Glotte –, les canonniers pouvaient charger et tirer à une vitesse stupéfiante. De fait, ces cartouches leur permettaient une cadence de tir équivalente à celle des mousquetaires qui venaient de réduire leurs cibles en charpie. Or L’île-de-la-Glotte savait qu’aucun de ces soldats ne déployait sa vitesse maximale. Ce n’était qu’un exercice, une démonstration, et non un combat réel. Par conséquent, les officiers et bas-officiers commandant ces hommes veillaient à ne pas leur imposer un rythme susceptible d’entraîner des accidents.
Cela expliquait aussi pourquoi la cadence de tir atteinte ce jour-là ne serait « que » quatre ou cinq fois supérieure à celle dont aurait pu rêver n’importe quelle autre force militaire de Sanctuaire.
Les canons étaient chargés, remarqua L’Ile-de-la-Glotte. Les chefs de pièce s’accroupirent derrière la culasse, se penchèrent sur le fronteau de mire, simple mais efficace, imaginé par Haut-Fond, et firent des gestes de la main à leur équipe de manière à aligner les tubes avec soin. Ils firent alors signe aux servants de s’écarter à une distance respectueuse des armes et tendirent leur cordon de mise à feu. Ils jetèrent un dernier coup d’œil alentour pour vérifier que tout le monde était bien à l’abri, puis levèrent la main gauche pour indiquer qu’ils étaient prêts. Le chef de batterie beugla son ordre et l’artillerie rugit d’une voix sèche, dure et écrasante, qui ridiculisa le vacarme de la fusillade.
Chacune des bouches à feu propulsa un nuage en expansion de mitraille mortelle en travers du champ de tir. L’île-de-la-Glotte vit la poussière se soulever là où une partie des projectiles dispersés manquaient leur cible. Cela n’avait aucune importance : si les balles de fusil avaient déchiré en lambeaux les cibles de bois et de toile, les boîtes de mitraille achevèrent de les réduire en bouillie. Enfin, pas tout à fait, décida le comte en levant sa longue-vue pour inspecter les dégâts. Ces cibles n’avaient pas été réduites en bouillie. Elles s’étaient désintégrées.
Une nouvelle sonnerie de cuivres retentit. Les canonniers reculèrent derrière leur pièce. Les mousquetaires mirent l’arme au pied. Des coups de sifflet signalèrent la fin de l’exercice.
— Voilà qui fut…, commença L’île-de-la-Glotte en se tournant vers l’officier d’infanterie de marine debout à son côté, impressionnant. Très impressionnant, mon général.
— Merci, Votre Grandeur, répondit le général de brigade Kynt Clareyk. Les hommes se sont bien entraînés. Et pas seulement parce que nous les y avons obligés. Ils sont impatients de montrer à quelqu’un d’autre ce dont ils sont capables.
L’île-de-la-Glotte hocha la tête. Il voyait très bien qui le général avait à l’esprit. Ou plutôt en ligne de mire.
— Bientôt, général, promit le haut-amiral. Bientôt. Vous connaissez mieux que personne le calendrier mis en place.
— En effet, Votre Grandeur.
L’île-de-la-Glotte crut déceler chez son interlocuteur une trace d’embarras, mais n’aurait pas parié là-dessus. En vérité, nul n’avait davantage de raisons d’éprouver de l’impatience que le général de brigade Clareyk. Après tout, c’était lui qui avait rédigé le manuel d’entraînement sur lequel étaient fondées les nouvelles tactiques de l’Infanterie de marine royale de Charis. C’était également lui qui avait aidé le baron de Haut-Fond à mettre au point les premières stratégies d’artillerie de campagne de Sanctuaire et à les intégrer aux mouvements d’infanterie. Il n’était que chef de bataillon à l’époque, et non général de brigade. Et pour cause : il n’existait encore aucun général de brigade, que ce soit en Charis ou ailleurs. C’était le seijin Merlin qui avait suggéré la création de ce grade, à peine six mois plus tôt, quand le développement de l’Infanterie de marine avait commencé à prendre de l’ampleur.
Le lieutenant Layn, second de Clareyk lors de l’élaboration des stratégies de base à appliquer aux nouveaux fusils améliorés en termes de précision et de portée, avait à son tour été promu chef de bataillon. Il était désormais responsable du programme d’entraînement mené sur l’île de Helen.
Layn s’en sortait tout aussi bien que son prédécesseur, songea L’île-de-la-Glotte en regardant les hommes du deuxième bataillon de Clareyk retrouver dans la discipline leur formation en colonne d’origine.
— En fait, amiral, fit une autre voix, nous allons devoir songer à nous déplacer sur un autre terrain d’entraînement. Ou, peut-être, à multiplier les sites que nous utilisons.
L’île-de-la-Glotte se tourna vers l’officier de petite taille, presque replet, qui se tenait de son autre côté. Le baron de Haut-Fond avait perdu l’index et le majeur de sa main gauche dans une explosion accidentelle des années plus tôt, mais cette mésaventure n’avait en rien émoussé sa passion pour les détonations assourdissantes, pas plus que son intelligence incisive. Certaines personnes se laissaient parfois berner par son allure peu avenante, mais L’île-de-la-Glotte savait très bien ce que cette façade plutôt quelconque cachait de talents… et d’atouts précieux pour le royaume.
Malgré la promotion de Haut-Fond du grade de capitaine de vaisseau à celui de chef d’escadre, L’île-de-la-Glotte continuait d’éprouver un semblant de culpabilité. En principe, étant donné tout ce qu’il avait accompli pour Charis, Haut-Fond aurait dû posséder depuis longtemps sa propre flamme d’amiral. Il l’aurait obtenue, du reste, s’il n’y avait eu un léger problème. Malgré son intelligence indéniable et en dépit du fait que c’était lui qui avait imaginé les nouvelles tactiques de la Marine, ainsi que, avec laide du général de brigade Clareyk, celles de l’infanterie et de l’artillerie, Haut-Fond n’avait commandé aucune unité navale depuis près de vingt ans. Aussi aurait-il éprouvé bien des difficultés à diriger une flotte, ou même une escadre. Par ailleurs, il était beaucoup trop utile là où il se trouvait pour que L’île-de-la-Glotte envisage de l’exposer au feu ennemi.
Heureusement, Haut-Fond – qui se prétendait capable d’avoir le mal de mer dans sa baignoire – n’avait pas l’air mécontent de son sort. Il s’amusait sans cesse avec de nouveaux jouets fascinants, surtout depuis deux ans, et il était beaucoup trop occupé à réfléchir pour s’inquiéter de la présence sur sa manche du seul kraken brodé de chef d’escadre au lieu des deux d’or revenant à un amiral.
— Je suppose que vos velléités d’expansion viennent du manque de place dont nous souffrons de plus en plus à Helen…, lança le haut-amiral.
Haut-Fond hocha la tête.
— En effet, amiral. Le problème est que les terrains plats n’y sont guère abondants. D’une certaine façon, c’est un avantage : comme le général me l’a signalé il y a quelques mois, il ne faudra pas compter sur une jolie étendue plane et spacieuse quand nous devrons enfin livrer bataille. Cela ne peut donc nous faire aucun mal d’apprendre à nous battre dans des conditions d’exiguïté maximale. En outre, ce site est formidable du point de vue de la sécurité. Personne ne peut voir ce que nous entendons dissimuler. Cela dit, il est vrai que nous avons du mal à offrir aux grandes formations la place nécessaire à la mise en pratique de nos nouvelles tactiques. Une trop grande proportion de cette île est verticale, amiral.
— Croyez-moi, j’en suis bien – et douloureusement – conscient, lâcha L’île-de-la-Glotte, pince-sans-rire. Mon brave Bouline (il donna une tape affectueuse à son énorme chien sur sa tête impressionnante) adore grimper jusqu’ici. Je suppose qu’il n’a pas assez l’occasion de faire de l’exercice quand il est en mer.
Le baron de Haut-Fond parvint à se retenir de lever les yeux au ciel, même si L’île-de-la-Glotte le soupçonna d’en avoir très envie. L’ardeur que mettait son chien à aller et venir à toute vitesse sur le pont de son navire amiral était légendaire. Heureusement, Bouline – malgré l’humour douteux dont était empreint son nom, dérivé d’un châtiment corporel redouté à bord – était aussi affectueux qu’énergique, ce qui n’avait rien d’un détail quand on savait que cette bête pesait près de cent quarante livres. L’île-de-la-Glotte attribuait cet entrain à sa grand-mère labrador ; les mauvaises langues y voyaient plutôt l’influence de son maître. Toujours est-il que, d’où que vienne cette vitalité, Bouline avait toujours hâte de se dégourdir les pattes dans les montagnes. En outre, il affichait face aux coups de canon un flegme dont bien des humains ne pouvaient se targuer. Les déflagrations le gênaient en tout cas beaucoup moins que les dragons de trait. Ce n’était guère surprenant, songea L’île-de-la-Glotte, compte tenu de l’entraînement intensif qu’il avait à subir en la matière dès qu’il était en mer.
Quoi qu’en pense Bouline, toutefois, les sentiments du haut-amiral à l’égard de cette île étaient beaucoup plus mitigés. Si fascinantes qu’aient toujours été pour lui les démonstrations de Haut-Fond, il n’avait plus eu de contact avec les chevaux depuis son premier embarquement, tant d’années auparavant. À son grand désarroi, il avait redécouvert les sensations – cuisantes – offertes par une selle sous un postérieur en parcourant les lacets de la route escarpée menant de Port-du-Roi au terrain d’entraînement de l’Infanterie de marine.
— Le chef d’escadre de Haut-Fond n’a pas tout à fait tort, Votre Grandeur, intervint Clareyk. Ce site limite nos capacités de manœuvre à des formations de l’ordre du bataillon. En nous serrant, il nous est possible d’en aligner deux dans l’espace disponible, mais la place nous manque alors beaucoup. Il nous serait impossible d’entraîner simultanément mes deux régiments ici.
L’île-de-la-Glotte eut un geste de compréhension. La brigade commandée par Clareyk comptait deux régiments, chacun constitué de deux bataillons. Par conséquent, Clareyk avait au total sous ses ordres un peu plus de deux mille deux cents hommes, en comptant les officiers, les soldats, les clairons et les messagers. Lors d’opérations réelles, après l’ajout de différentes spécialités, ces effectifs seraient encore supérieurs. Clareyk et Haut-Fond avaient donc raison de s’inquiéter du manque de place. Cela n’avait jamais été un problème jusque-là. Avant l’arrivée de Merlin, la plus imposante formation de fusiliers marins correspondait à un seul bataillon. Désormais, l’Infanterie de marine royale de Charis ne se contentait plus de former des détachements de fantassins à affecter aux navires. Elle créait une véritable armée. La première de toute l’histoire de Charis.
Pour l’instant, cette armée dépendait encore de l’autorité du haut-amiral de L’île-de-la-Glotte, mais celui-ci ne doutait pas que le moment viendrait, sans doute à brève échéance, où l’armée royale devrait se dissocier de l’Infanterie de marine traditionnelle. Il était certaines missions des unités terrestres que des officiers de marine comme lui n’avaient jamais été formés à accomplir.
Peut-être, se dit-il avec un brin d’humeur, mais c’est encore mon boulot, que je sache. Je ferais mieux de me bouger le cul – tout endolori qu’il soit – pour trouver une solution.
— Je vous crois, général. Je vous crois tous les deux. Le général Chermyn et moi en avons déjà discuté. Pour l’heure, ce sont surtout les questions de sécurité qui m’inquiètent. Comme vous l’avez souligné, nous pouvons beaucoup mieux dissimuler nos activités à Helen que partout ailleurs. Dès que nous engagerons nos troupes sur le terrain, nos ennemis découvriront aussitôt « le pot aux roses », comme l’a dit Merlin l’autre jour. Non, je ne sais pas d’où vient cette expression. En tout cas, nous n’aurons dès lors plus à nous soucier de confidentialité.
— Nous comprenons, amiral, affirma Haut-Fond avant de sourire soudain. Bien sûr, il nous restera tout de même plusieurs menus détails à garder secrets…
— Ahlfryd, fit L’île-de-la-Glotte en adressant un regard interrogateur et sévère à son subordonné. Auriez-vous encore une idée derrière la tête ?
— Eh bien…
— Votre hésitation vous trahit. (Le haut-amiral pencha la tête sur le côté et croisa les bras.) Dans ce cas, je vous invite à tout me raconter sur-le-champ, sans oublier de préciser combien cela va nous coûter.
— En fait, je ne suis pas certain que ce soit si cher que ça, amiral, commença le petit chef d’escadre ventripotent d’un ton presque enjôleur, une étincelle dans le regard.
— Évidemment ! Ce n’est pas vous qui aurez à en parler au baron des Monts-de-Fer ! rétorqua L’île-de-la-Glotte. Ayez donc un peu moins l’air d’un petit garçon surpris la main dans la boîte à biscuits de sa mère et dites-moi tout.
— Oui, amiral.
Haut-Fond se frotta le menton de sa main mutilée. L’île-de-la-Glotte connaissait très bien ce geste signifiant que son subordonné « mettait de l’ordre dans ses idées ». Il attendit patiemment. Enfin, le chef d’escadre se racla la gorge.
— Il se trouve, amiral, que j’ai eu… une conversation avec le seijin Merlin la dernière fois que le roi et lui sont venus assister à un exercice.
— Quel genre de conversation ? lança L’île-de-la-Glotte d’un air légèrement soupçonneux.
Les « conversations » avec Merlin Athrawes avaient une forte tendance à dévier dans des directions très inattendues.
— Eh bien, nous étions en train de regarder s’entraîner les servants des canons de douze livres et il m’est apparu que, grâce à nos nouveaux fusils, même les pièces de douze n’ont pas une portée très supérieure à celle de l’infanterie.
— Non ? (La surprise lui fit cligner les yeux.) Vous m’aviez dit qu’ils portaient à près de seize cents yards !
— Oui, amiral, c’est vrai, mais avec des boulets, qui sont les projectiles les moins efficaces contre l’infanterie. La portée des boîtes de mitraille est beaucoup plus réduite. En outre, sauf votre respect, amiral, il risque d’être plus difficile sur terre que sur mer de trouver un terrain assez dégagé pour viser une cible à mille six cents yards. Vous autres marins avez rarement à vous soucier d’obstacles tels que des crêtes, des arbres ou des ravins.
— Je vois.
L’île-de-la-Glotte dodelina de la tête en se souvenant de ses propres réflexions d’il y avait quelques minutes. Voilà encore une observation que les officiers de marine ne peuvent pas déduire de leur expérience personnelle, j’imagine.
— Ce n’est pas si terrible que semble le suggérer le chef d’escadre, Votre Grandeur, tempéra Clareyk, qui haussa les épaules sous le regard du haut-amiral. Oh ! je ne prétends pas que ce ne sera pas un problème. Je dis seulement qu’il ne sera pas si difficile que cela de trouver des champs de tir de deux milles de long, à condition de faire un bon usage des collines, par exemple, ou encore – au risque de déplaire aux fermiers – des terres arables et des pâturages.
— Le général a raison, bien entendu, admit Haut-Fond. Cependant, même si l’on fait abstraction des particularités du terrain, il n’en reste pas moins vrai que la portée efficace des fusils à canon rayé égale ou dépasse celle d’une charge de mitraille, en boîte ou non. Si une batterie se trouvait dans la ligne de mire de deux cents fusils, elle ne tarderait pas à perdre l’ensemble de ses servants.
— C’est une évidence, Votre Grandeur, ajouta Clareyk, la mine un peu plus sombre.
— Je suppose que cela nous mène quelque part ? dit L’île-de-la-Glotte.
— En effet, amiral, répondit Haut-Fond. C’est ce que je disais l’autre jour à Merlin et au roi, quand ils assistaient à notre démonstration d’artillerie. Je réfléchissais à nos nouveaux fusils, voyez-vous, et je me suis dit que, si nous pouvions augmenter la portée et la précision d’un mousquet en rayant son âme, pourquoi ne pourrions-nous pas faire de même avec une pièce d’artillerie ?
L’île-de-la-Glotte haussa les sourcils. Cette idée ne lui avait jamais traversé l’esprit. Sans doute s’était-il montré trop occupé à s’extasier des innovations révolutionnaires qui avaient déjà sonné le glas de l’artillerie navale avec laquelle il avait grandi. Les tourillons, les gargousses, les caronades… tout cela avait multiplié la puissance mortelle des bordées. Pourtant, même avec ces nouveaux canons, les batailles navales continuaient de se livrer à portée relativement courte. Les bâtiments ouvraient le feu d’un peu plus loin, certes, mais pas autant qu’aurait pu le permettre la portée théorique des nouvelles armes. Les longues pièces de trente-deux livres, par exemple, permettaient de propulser un boulet à plus de deux milles, mais aucun canonnier n’aurait pu toucher à cette distance une cible mobile de la taille d’un navire depuis un pont instable, quelle que soit la précision hypothétique de son arme.
Cependant, le plancher des vaches ne bougeait pas, lui. Par conséquent, quelle précision et quelle portée pourrait atteindre une pièce d’artillerie à canon rayé installée sur terre ?
— Qu’a pensé le seijin Merlin de cette idée fascinante, Ahlfryd ?
— Il a affirmé ne rien voir qui s’opposerait à sa réalisation. (Haut-Fond croisa le regard de L’île-de-la-Glotte. Tous deux esquissèrent un sourire.) Il a toutefois suggéré de nous pencher sur un autre matériau que le bronze. Cet alliage est très tendre, amiral. Même si nous trouvions le moyen d’obliger un boulet à suivre les rayures du canon, celles-ci n’y résisteraient pas longtemps.
— Non, en effet.
L’île-de-la-Glotte se surprit à se frotter lui aussi le menton, comme l’avait fait Haut-Fond un peu plus tôt.
— Maître Howsmyn m’a soufflé qu’il enregistrait de beaux progrès dans la fabrication de canons en fer.
— C’est exact, amiral, fit Haut-Fond en opinant du chef. Ils sont plus lourds et il reste à régler quelques « problèmes de contrôle qualité », comme les appelle Merlin, mais nous devrions pouvoir armer les navires de pièces en fer d’ici à quelques mois, voire plus tôt. Néanmoins, cela soulève une autre question. La pression à l’intérieur d’un canon rayé est plus forte qu’à l’intérieur d’un canon lisse. En effet, l’évasement du projectile rend le tube hermétique et piège une plus grande partie de la force propulsive de la poudre. C’est l’une des raisons pour lesquelles les mousquets à âme rayée ont une portée supérieure.
— Et cette augmentation de pression risque d’entraîner davantage d’explosions de pièces d’artillerie si nous changeons d’alliage, pour la simple raison que le fer est plus cassant que le bronze.
— J’en ai bien peur, oui, amiral. J’ignore dans quelle proportion ils sauteront, toutefois, car j’ignore si nous parviendrons à piéger aussi efficacement la force propulsive de la poudre dans une pièce d’artillerie à âme rayée que dans un mousquet ayant subi le même traitement. Trop de paramètres dépendent de cela pour que je me hasarde à formuler une hypothèse sur ce point. Dans l’immédiat, je réfléchis à plusieurs solutions, cela dit. Je suis sûr que nous finirons par en trouver une à ce problème, si tant est qu’il se pose un jour.
Merlin ne vous a donc pas dit que c’était impossible, songea L’île-de-la-Glotte. Je me demande pourquoi il tient tant à nous souffler des indices sibyllins au lieu de nous indiquer tout simplement le moyen de nous en sortir… Il doit avoir une bonne raison pour se conduire de la sorte, mais je ne suis pas sûr de vouloir la connaître.
— Oh ! il réfléchit, Votre Grandeur, j’en suis témoin ! affirma le général de brigade Clareyk.
Haut-Fond lui adressa un regard féroce dans lequel se lurent deux tiers d’humour et un tiers de sérieux. Le marsouin poursuivit :
— Une fois Merlin et le roi repartis pour Tellesberg, le chef d’escadre et moi avons entrepris de discuter d’armement. Soudain, il a eu cette expression singulière. Vous voyez laquelle, Votre Grandeur…
— Comme s’il s’apprêtait à lâcher une flatulence ? suggéra obligeamment L’île-de-la-Glotte.
À en juger par la mine de Clareyk, sa suggestion se révéla moins pertinente que prévu.
— Non, Votre Grandeur, répondit le général sur le ton pincé de celui qui s’efforce de ne pas éclater de rire. Pas cette expression. L’autre…
— Ah ! vous voulez parler de celle qui me rappelle toujours une vouivre perchée au-dessus d’un poulailler.
— Voilà, Votre Grandeur ! s’exclama Clareyk.
— Dites-moi… qu’est-ce qui l’a suscitée, cette fois ?
Le général se rembrunit soudain.
— Une idée effectivement très intrigante, Votre Grandeur, qu’il m’a exposée quand je l’ai interrogé…
— Mais à laquelle je continue de travailler, intervint Haut-Fond sur un ton de mise en garde.
— Où voulez-vous en venir, à la fin ? s’emporta L’île-de-la-Glotte.
— Eh bien, amiral, poursuivit Haut-Fond, le fait est que, même si nous parvenons à augmenter la portée et la précision d’un canon par le biais de cannelures le long de son âme, ses projectiles ne seront pas plus efficaces contre l’infanterie. Nous pourrions seulement les propulser plus loin et avec plus d’exactitude, si vous voyez ce que je veux dire. Je retournais sans cesse ce problème dans ma tête après en avoir discuté avec Merlin, et voilà que, la quinquaine dernière, le général et moi avons regardé un nouveau contingent de fusiliers s’entraîner au lancer de grenades. La solution m’est alors venue d’un coup : qu’est-ce qui nous empêcherait de projeter des grenades – énormes, bien sûr, beaucoup plus puissantes – à l’aide d’un canon ?
L’île-de-la-Glotte cligna des yeux. Si la notion de pièce d’artillerie à âme rayée lui avait ouvert de nouvelles perspectives, ce n’était rien en comparaison de la possibilité que venait d’évoquer le baron de Haut-Fond, et pas seulement parce que cela permettrait d’éliminer des unités d’infanterie à très longue distance… L’idée des dégâts que pourrait infliger une grenade de cinq ou six pouces de diamètre à une coque de navire en bois était effrayante. Non, pas « effrayante ». Pour n’importe quel officier de marine d’expérience, c’était absolument terrifiant. Tirer à boulets rouges était déjà abominable. C’était délicat et dangereux, car il était toujours possible que le projectile brûle le valet imbibé d’eau placé entre lui et la poudre, entraînant l’explosion prématurée de celle-ci, avec de fâcheuses conséquences pour le servant du refouloir, mais cette technique avait fait la preuve de son efficacité redoutable. En effet, une masse de vingt-cinq à trente livres de fer chauffé au rouge qui pénétrait au plus profond de la coque de bois sec d’un navire de guerre pouvait rapidement transformer celui-ci en véritable torche. Or si Haut-Fond parvenait à propulser des charges explosives – à condition d’en contrôler la détonation, bien entendu – ce serait encore pis. L’action ne serait pas uniquement incendiaire, mais dévastatrice pour la cible, qui éclaterait de l’intérieur avec une belle production de bois d’allumage pour la suite de l’affrontement.
— Et cette trouvaille-là, en avez-vous fait part au seijin Merlin ?
— Non, pas encore, amiral. Je n’en ai pas eu l’occasion.
— Eh bien, suscitez-la, Ahlfryd ! (L’île-de-la-Glotte secoua la tête.) Votre idée m’effraie quelque peu, voyez-vous. Mais, si elle est réalisable, je veux le savoir. Le plus vite possible.